[FIFH2025] “Sous la terre”, ou l’éthique du documentaire dans les camps de la mort

En 1967, des archéologues fouillent la terre d’Auschwitz pour servir un film : Archeologia, produit par le cinéaste polonais Andrzej Brzozowski. 16 470 objets ayant appartenu aux victimes de l’Holocauste sont déterrés. Plusieurs années plus tard, la réalisatrice Ania Szczepanska, questionne cette production, ainsi que l’éthique du documentaire pour parler des camps de la mort.

Faut-il fouiller la terre d’Auswitch pour y déterrer les biens ayant appartenu aux victimes de l’Holocauste ? Après le génocide perpétré par les nazis de 1939 à 1945 dans les camps de concentration, les effets personnels de milliers de victimes se sont retrouvés dans le sol, notamment aux abords des fours crématoires. 

Parfois, les objets remontent à la surface naturellement, après le passage d’une taupe, par exemple, mais il arrive que les humains se mettent à creuser. C’est ce qu’a fait le cinéaste polonais Andrzej Brzozowski et son équipe en 1967, à proximité du Krématorium III, pour en faire un film : Archeologia, produit la même année. Durant 14 minutes, des petites mains labourent la terre et découvrent des rouges à lèvres, des cuillères, colliers, médaillons, étuis à cigarette… 16 470 témoins du plus grand génocide du XXe siècle sont découverts. Mais le film tombe dans l’oubli, tout comme les milliers de trouvailles.

Des fouilles pour servir un film

Voilà le point de départ du film documentaire, Sous la terre, produit et réalisé en 2025 par Ania Szczepanska, historienne de formation, en coproduction avec Bachibouzouk & les Poissons Volants et Histoire TV. Alors que la réalisatrice chine dans les studios de production Lodz, qui avait accompagné la production du film Archeologia, elle tombe sur les anciens dossiers du documentaire. Elle y découvrira que les fouilles ont été commanditées par le cinéaste Andrzej Brzozowski pour les besoins du film. La démarche la questionne, elle décide d’enquêter. C’est ainsi qu’un documentaire de 14 minutes occupera 14 années de sa vie. 

Sous la terre mêle durant 63 minutes images d’archives inédites et entretiens actuels. Tout au long de cette production de 63 minutes, Ania Szczepanska tutoie le cinéaste Andrzej Brzozowski. Elle crée ainsi un dialogue, questionne ses pratiques, ses démarches.. 

Creuser pour trouver

Sous la terre donne la parole à l’archéologue qui avait chapeauté les fouilles en 1967. Un vieil homme, décédé en 2022 alors que le documentaire était encore en cours de production, mais qui livre un témoignage important sur l’éthique de la fouille et de l’archéologie. “On nous avait demandé de creuser pour trouver quelque chose, ce n’est pas ça notre métier”, dit-il, accompagné de son épouse, car gravement malade lors du tournage. 

Cette dernière ajoute : “c’est terres sont des témoins de l’Histoire, il ne faut plus les fouiller”. D’autant que durant de nombreuses années, les 16 470 objets déterrés n’ont jamais été restitués à un musée ou une institution compétentes. Le directeur du musée d’Auschwitz, qui intervient dans le film d’Ania Szczepanska, explique d’ailleurs que ces témoins de l’Histoire ne leur ont été confiés que très récemment.

Une nécessaire réflexion sur le rôle et l’impact du cinéma documentaire

C’est ainsi qu’au terme d’un laborieux et sérieux travail d’enquête, Ania Szczepanska retrouve les objets filmés lors du tournage d’Archeologia, aujourd’hui préservés dans les réserves du musée d’Auschwitz, et pose la question de la méthode employée pour entretenir la mémoire.

Le riche documentaire d’Ania Szczepanska pose aussi la question de l’image. Alors que des foules entières de touristes visitent chaque jour le camp d’Auschwitz, que des dizaines et des dizaines de documentaires y ont été tournés, est-il encore utile de filmer ce camp de la mort ? 

Sous la terre apporte une nécessaire réflexion sur le rôle et l’impact du cinéma documentaire. Quand les terres, les lieux sont encore marqués par la mort et les ravages d’un génocide, le travail de mémoire s’impose, cela va sans dire. Mais ce travail ne peut se passer d’une éthique de l’image, d’une interrogation sur les productions passées et les plus-values que l’on souhaite apporter. 

Pour ce qui est des fouilles, elles sont parfois nécessaires, mais un processus scientifique rigoureux s’impose. Le faire pour le compte d’un film et laisser les découvertes dans l’oubli durant plusieurs années est une démarche questionnable. Ainsi, par les interrogations soulevées et la subtilité de ces images, Sous la terre remplit parfaitement sa mission de documentation, de réflexion et de respect d’un lieu tristement chargé d’Histoire.

Jean Rémond

Sous la terre, Ania Szczepanska, 2025, 63 minutes, film français