Poursuivis pour ne pas suffisamment vérifier l’âge de leurs utilisateurs, les sites pornographiques doivent se conformer. Mais derrière cette bataille juridique se cache un problème plus important : le manque d’éducation sexuelle de nos enfants.
Un clic. Un seul. Une unique et simple pression sur le bouton droit de la souris, et le tour est joué : voilà que des dizaines de milliers d’heures de contenus pornographiques sont à disposition. Pour ça, rien de sorcier, il suffit de répondre à cette simple question par le “oui” : “confirmez-vous avoir plus de 18 ans ?”. Une action à la portée de tous, qu’importe l’âge.
L’encart est pourtant clair et concis : sur fond noir, les lettres rouges fluos expliquent que le site en question est exclusivement réservé aux adultes, et interdit aux mineurs. Mais mis à part l’apparition intempestive de l’écriteau avant l’accès aux contenus, aucune vérification n’est faite pour prouver la majorité de l’internaute. Une phrase seulement retient l’attention : “Nous serons bientôt obligés de vérifier l’âge de nos visiteurs localisés en France. C’est pour l’instant facultatif mais ce sera prochainement obligatoire.”
Une juridiction lente
La remarque ne sort pas de nulle part. La cour d’appel de Paris a ordonné le 17 octobre dernier, le blocage de plusieurs sites pornographiques extra-européens en raison de l’absence de contrôle de l’âge des utilisateurs. Désormais, les quatres sites épinglés (XHamster, Tukif, Mrsexe et Iciporno) ont jusqu’au vendredi 1er novembre pour mettre en place un système de vérification et de filtrage obligatoire de leurs visiteurs. En cas de manquement, le blocage sera immédiat.
“Evidemment, c’est une bonne nouvelle, mais ça ne règle pas tout”. Au téléphone, Thomas Rohmer reste prudent. Il est fondateur et directeur de l’Observatoire de la Parentalité et de l’Education Numerique (OPEN), et lutte au quotidien (entre autres) contre l’accès libre à la pornographie pour les plus jeunes. “C’est une décision qui va dans le bon sens, mais qui ne cache pas l’échec de la justice française à s’emparer du sujet depuis des années. En France, on a une accumulation de législation, de papiers et de documents qui empêchent d’être efficace dans ce domaine”.
Un contrôle incontrôlable
C’est justement cette lourdeur administrative qui a permis aux sites pornographiques d’agir en toute impunité depuis plusieurs années. La loi date pourtant du 30 juillet 2020 : les plateformes sont dans “l’obligation de mettre en place un contrôle de l’âge de leurs visiteurs”. Concrètement, les plateformes sont censées mettre en place un système de double anonymisation, c’est-à-dire la mise en place d’une méthode dans laquelle une application fait office d’intermédiaire entre le site X et l’internaute afin de vérifier son âge de manière fiable. Via ce mécanisme, l’application produit une attestation de majorité, qui sera ensuite envoyée au site porno.
Sur le papier, c’est bien joli, mais plus compliqué à réaliser dans la vraie vie. Pour Allan Kinic, expert et formateur en cybersécurité, “ce système n’est pas réellement applicable en deux semaines (durée laissée par le tribunal pour se conformer, NDLR). Souvent, c’est une IA qui est chargée de la vérification de l’âge. Il existe parfois une marge d’erreur. Ensuite, si les sites pornos décident de passer par un outil créé eux-mêmes, on ne peut pas être sûr de sa sécurité et sa fiabilité en termes de protection des données”, explique le spécialiste. Il insiste sur un point : “La chose à bien comprendre, c’est aussi que c’est très facile de mentir. Si on doit mettre une carte d’identité, rien ne prouve que ça ne sera pas celle d’un copain ou d’un proche qui est majeur.”
Au-delà du défi technique, la loi promulguée il y a presque cinq ans s’englue aussi lorsque les sites sont hébergés à l’étranger ou en dehors de l’Union Européenne. Les sites se démènent juridiquement pour ne pas se plier aux règles françaises. “C’est un énorme bordel”, concède Thomas Rohmer. “Il faut que nos institutions comprennent qu’on ne peut pas agir pays par pays, ça doit se passer aussi au niveau européen”.
Une consommation qui décolle, un suivi qui s’écrase
Le flou juridique retarde les décisions et permet aux plus jeunes d’être toujours plus exposés aux sites pornographiques. Selon l’Arcom, on assiste à une “consommation de masse” : plus de 30% des visiteurs de ces plateformes ont moins de 18 ans, soit 2,3 millions d’individus. Une pratique en “hausse constante” puisqu’on compte plus de “600 000 mineurs supplémentaires depuis 2017.”
Des chiffres alarmants, mais qu’il faut savoir analyser. “Il faut séparer la consommation des mineurs en deux catégories”, explique Thomas Rohmer. “D’un côté, il y a les tout-petits, les plus jeunes, qu’il faut protéger parce que ce sont des images trop violentes. De l’autre, il y a les ados. Moi, ça ne me choque pas qu’un ado regarde du porno”, explique-t-il. “Ce sont des volcans hormonaux sur pattes, c’est une période où on se pose des questions. La priorité, c’est surtout de construire un contre-discours efficace par rapport à la pornographie. Ça passe par l’éducation sexuelle, et là aussi, on est mauvais depuis trois décennies.”
Un constat largement partagé par Ludi Demol Defe, docteure en sciences de l’information et de la communication, et spécialiste de la consommation pornographique. ”L’éducation sexuelle, c’est la réduction des risques. Interdire c’est une chose, mais il faut éduquer et donner les outils nécessaires aux jeunes pour comprendre”. Elle évoque notamment les dangers et les imaginaires que crée la pornographie dans le cerveau des plus jeunes : “C’est quoi le problème de la pornographie ? A mon sens, c’est plutôt les mécanismes de domination, de la violence qui s’enseigne et qui n’est pas recadrée derrière.” A noter que l’éducation sexuelle est inscrite dans la loi depuis 2001. Tous les élèves sont censés avoir 3 séances par an dans les collèges et lycées. Pourtant, selon un sondage de l’IFOP publié en mars 2023, 67% des jeunes âgés de 15 à 24 ans déclarent ne jamais avoir bénéficié de ces 3 sessions annuelles. Près d’un enfant sur cinq déclare n’en n’avoir jamais reçu de toute leur scolarité. Tandis que le porno rythme leur puberté.
Olivia Frisetti, Sahra Kadi-Pasquer, Paul Florequin