Pour les Chiliens de Bordeaux, une mémoire toujours à vif

Alors que le Chili connaît une crise sociale sans précédent depuis plus d’un mois, la communauté chilienne de Bordeaux se mobilise pour raviver la mémoire d’une histoire commune. Et la transmettre à toutes les générations. 

« Cacerolazo, cacerolazo… » Devant l’entrée du cinéma Jean Eustache à Pessac ce lundi 18 novembre, l’enceinte crache le refrain de ce “concert de casseroles” ; un titre emblématique du mouvement social qui agite le Chili depuis un mois. Une petite dizaine de membres de la communauté chilienne prennent position sur la place de la Ve République pour ce jour d’ouverture du Festival international du film d’histoire. Le thème de cette année – l’Amérique latine – est la raison de leur venue.  

Maria Fuentes, franco-chilienne de 67 ans, devant le cinéma Jean Eustache à Pessac, le 18 novembre

Certains s’insurgent contre la présence de la figure du dictateur Pinochet sur la plaquette de présentation du festival : « On comprend bien le titre ‘Amérique latine, terres de feu’ mais pour nous, le visage de Pinochet n’a rien à faire dans cette Amérique latine », s’insurge Katerin Barera, professeure d’espagnol de 39 ans. « Ça n’a rien à voir avec nous. C’est la honte ! », renchérit Alejandra Roco, peintre et membre elle aussi de la communauté chilienne. D’autres ont une pensée pour ceux qui défilent dans la rue depuis le début de la contestation le 18 octobre suite à une nouvelle hausse du prix du ticket de métro à Santiago, la capitale. 

Si cette hausse a très vite été annulée, la mesure a mis le feu aux poudres dans ce pays marqué par de très fortes inégalités. Quatrième puissance économique de l’Amérique latine, le Chili subit les conséquences du modèle néo-libéral instauré sous le régime de Pinochet. Seules les classes les plus riches en profitent. Les manifestants protestent ainsi contre la vie chère, souhaitent une révision de la Constitution et demandent le départ du président conservateur Sebastian Piñera. 

Le 20 octobre, alors que le président Piñera annonce que le pays est en « guerre », les ressortissants chiliens de Bordeaux se mobilisent pour la première fois. Place de la Victoire, ils sont une trentaine, casserole ou drapeau en main, à scander « El pueblo unido jamás será vencido » (« le peuple uni ne sera jamais vaincu », NDLR). 

Forcés à partir

Lundi soir à Pessac, ils sont plusieurs à être issus de ces familles forcées à partir. Car l’actualité peut leur rappeler les années de lutte. Maximiliano a 65 ans, il avait la vingtaine quand il est arrivé à Gradignan avec son père. « J’ai perdu un frère le jour du coup d’Etat en 1973. Et mon père a disparu pendant deux mois. Ils lui ont fait les pires des misères… », témoigne-t-il avant de souligner : « Il ne voulait pas partir, on l’a forcé ! Comme tant de Chiliens qui sont ici… »

Rester là-bas et mourir ou partir et vivre. Un semblant de choix que de nombreux Chiliens ont dû faire. La France aurait accueilli 15 000 ressortissants à partir du renversement du président socialiste Salvador Allende en 1973, selon le musée de l’histoire et de l’immigration français. Ils sont environ un millier en Gironde d’après Ivan Quezada, président de l’association France Chili Aquitaine

Pour Ivan Quezada, “ les nouvelles générations, les jeunes qui sont ici, ne sont pas très militants ».

Ivan Quezada, lui, a fui son pays en 1975. Direction Bordeaux. Militant de gauche, il est dénoncé par des camarades de l’université, ce qui lui vaut « des mois et des mois d’incarcération ». Sous Pinochet, toute affiliation ou suspicion d’association à ce courant politique était une raison d’emprisonnement. « Torture morale, torture physique… », énumère-t-il douloureusement. Une larme coule sur sa joue, elle échappe à son contrôle. « Quand je raconte ça, maintenant, l’émotion monte plus vite qu’avant », confie-t-il avec un demi-sourire. Malgré l’envie de repartir, il ne s’est pas réinstallé dans son pays natal. « Il y a eu les enfants, ça n’a pas été possible », regrette le sexagénaire. Son parcours ressemble à celui de tant d’autres exilés. 

Les années noires, Maria Fuentes s’en « souvient très bien ». Elle est partie seule avec son fils à 30 ans, elle en a aujourd’hui 67 ans. « Mon frère aîné était prof, il travaillait au sein du ministère de l’éducation de Allende. Il a été torturé et il a dû travailler dans les mines du Nord », raconte cette militante des partis communistes chilien et français. Sa colère est intacte : « le gouvernement a vendu toute la richesse qu’on avait, le pays entier ! »

L’œil de Patricio Guzmán

Le cinéaste chilien Patricio Guzmán est l’une des figures de proues de la diaspora. Dans ses films qui décortiquent la géographie du Chili, il fait sans cesse référence à la sombre période de la dictature. Présent au festival de Pessac après la sortie de son film La Cordillère des songes, il livre son analyse sur le poids de la communauté chilienne à l’étranger.

Face à la mémoire

Parmi les témoins de ce passé douloureux, il y a aussi « les enfants de la dictature » comme Juan Carlos Utrilla, 47 ans, consultant en informatique et responsable de l’émission radio « Onda latino america » sur la Clé des Ondes. Arrivé en France à l’âge de 5 ans, il confie avoir « des souvenirs d’enfant qui ne devraient pas en être : ses bergers allemands tués par les militaires, son père en prison, les déménagements à répétition pour se cacher… » Impliqué dans le milieu associatif, il confie avoir “toujours une âme chilienne qui sommeille en [lui]. 

Une « âme » qui se transmet de génération en génération. A ses 19 ans, Luciano Guatamal accompagne son père au musée de la mémoire de Santiago après six années passées en France avec sa mère. « On a vu toutes les méthodes de tortures et à chaque fois il me disait ‘moi on m’a fait ça de cette façon-ci, de cette façon-là…’ C’est vraiment dur, il y a de la haine, mais ça m’a fait du bien en même temps parce que jusqu’ici je ne savais pas ce qui lui était arrivé ». Né à Santiago en 1989, il a peu vécu les années Pinochet qui se finissent en 1990. Mais il confie avoir grandi dans un « climat de peur constant ». Il l’a toujours su, son grand-père maternel et son père sont tous les deux passés par la prison et la torture.  Son père parle peu, sa mère est plus loquace. « Elle m’a toujours mis face à ça », confie-t-il. A 30 ans, aujourd’hui, l’informaticien estime que cette histoire l’a rendu « plus fort ». « Même si tu ne le veux pas, au bout d’un moment, toute ta vie tourne autour de ça. J’ai appris à faire un rideau de tout ce genre de choses. »

“A quatre ans, mon seul but c’était de tuer Pinochet”

Et puis, il y a les autres, ceux qui sont nés et qui ont grandi en France. A 34 ans, Clara est comédienne. Elle a choisi le théâtre militant, en partie à cause de l’histoire de son père, exilé politique. A la maison, c’est sa mère, Claudine qui raconte, et très tôt. « A quatre ans, mon seul but c’était de tuer Pinochet. Je cherchais un moyen de faire un attentat contre lui. » De ses années au Chili, son père ne dit rien ou presque.  Il préfère s’isoler et peindre.

« De temps en temps, il lâchait des bombes d’une façon très violente du genre ‘on m’a électrifié les parties intimes’ et puis c’était tout. Il avait l’art de balayer les choses ». Au point de refuser d’apprendre à ses enfants l’espagnol et de cacher l’existence d’un fils au Chili. Quant à la culture chilienne, elle l’aborde par la musique tout comme Ninoska Espinola, musicienne, qui se désigne comme « une chilienne de l’exil, ou bien une française chilienne ». Née en France après l’exil de ses parents en 1978. L’histoire de ses parents, elle l’apprend « de manière naturelle ». Elle précise : « A la maison, on écoute chilien, on mange chilien, on vit à la chilienne. Ma mère m’a toujours parlé espagnol.  » Mais elle confie qu’il lui manque « des pièces du puzzle ».  

Raconter aux nouvelles générations

Qu’en est-il des générations à venir ? “Mes enfants sont dans un cocon en France mais ils se sentent concernés car leur papa l’est. Je les embarque là dedans. Ils savent que leur grand père a été en prison, que leur père est à la radio tous les samedis pour parler de l’Amérique latine”, raconte Juan Carlos Utrilla. S’il a des enfants un jour, Luciano « leur dira tout », quant à Clara, elle le souhaiterait aussi mais se demande si elle est légitime. « Je n’ai pas vécu ça directement », justifie-t-elle.  

Si cet héritage culturel est pesant, c’est aussi parce que l’actualité résonne avec le vécu des exilés. Des débuts de son régime jusqu’à sa fin, Pinochet organise une répression sévère. « Selon les chiffres officiels de l’Etat, il y a eu 3 500 disparus et environ 50 000 arrestations » affirme Ivan. « On est train de revivre la même histoire en ce moment au Chili » assure Maximiliano. « Le Chili s’est réveillé d’une seule voix, on espère que ça va changer… », souligne-t-il. A quelques mètres de lui, des bougies et une vingtaine de photos en mémoire de la vingtaine de victimes décédées depuis le début des manifestations au Chili. 

Maud CharletHippolyte Radisson