Esthétique et rythmé, Les sorcières d’Akelarre oscille entre les registres du drame, du “teenmovies” et de la romance malsaine. En implantant son intrigue au Pays Basque français, Pablo Agüero, choisit de présenter la chasse aux sorcières comme une répression de femmes puissantes.
En 1609, dans un village de pêcheurs du Pays Basque, six jeunes femmes sont arrêtées par une mission judiciaire royale qui les accuse d’avoir participé à un sabbat de sorcières. Ce drame, qui frôle parfois la farce, est bien plus un film sur la folie des juges qui firent tuer des centaines de femmes que sur les “sorcières”. Dont on finit, d’ailleurs, par douter qu’elles existent. À la lumière du feu, omniprésent tout le long du film, les visages des hommes sont bestialisés par les quatre mois passés à chasser les hérétiques. La caméra suit de près leurs bouches luisantes et leurs dents qui arrachent la viande. On entend les mastications des chasseurs, les râles du juge, les respirations affolées des femmes violentées.
Mais bientôt, le pouvoir sera renversé : Anna (Amaia Aberasturi), une des captives, décide d’inventer les histoires de sabbat attendues par les juges avec moult détails pour retarder leurs exécutions jusqu’au retour des marins partis pêcher à Terre-Neuve. Pablo Agüero, le jeune réalisateur argentin, veut illustrer par ce film la vision moderne de la chasse au sorcières : celle d’une répression des femmes puissantes. Puissante, Anna l’est certainement lorsqu’en Shérazade basque, elle charme Pierre de Lancre (Àlex Brendemühl) pour sauver ses amies. Les femmes qui apparaissent dans ses souvenirs, sur lesquels elle brode son mensonge, le sont aussi. Seules durant de longues périodes de l’année tandis que les hommes pêchent non loin des terres canadiennes, elles sont libres, elles parlent de sexe sans rougir et dans un dialecte mystérieux, une “langue de l’occultation” pour le juge qui ne la comprend pas.
Pablo Agüero entremêle des scènes obscures, où des hommes brutalisent des femmes, à d’autres, lumineuses, où les captives se réconfortent et se soignent. Dans le cocon qu’elles se sont créé dans leur cellule, les jeunes tisserandes se font rire dans leur langue maternelle, elles jouent avec la paille du sol, s’aménagent une barque pour se raconter des histoires où elles volent comme des mouettes et où les marins reviennent de Terre Neuve pour les sauver. Le choix d’actrices jeunes, le cadrage au niveau des visages, voir à l’intérieur des sacs qui les aveugle lorsqu’elles sont emmenées de force, favorise l’identification de la jeune génération à ces femmes persécutées.
Malheureusement, ce film rythmé et esthétique souffre de l’alternance malheureuse des registres du teenmovies et de la romance malsaine, donnant par instant la nausée. À la moitié film, dans une scène dégoulinante de désir sexuel, une lumière blanche inonde le bas des reins et des fesses d’Anna tandis que le greffier la dessine. “Seules des femmes au physique charmant et délicat, tout juste sorti de l’enfance peuvent nous envouter au point de faire de nous des animaux voraces, des chiens voués au plaisir”, dit alors Paul de Lancre ensorcelé par la beauté de la jeune tisserande. Est-ce parce que Pablo Agüero partage cette pensée qu’il a choisi pour son intrigue des jeunes actrices alors que la majorité des personnes exécutées pour sorcellerie étaient des vieilles femmes ? Toujours est-t-il que cette sexualisation balourde dessert son propos.
Charlotte TOUBLANC
Les sorcières de Akelarre
Pablo Agüero, 1 heure 32
Film argentin
La confrontation d’un monde féminin au patriarcat catholique
Pierre de Lancre a entraîné la mort de centaines de personnes en 1609. Ces exécutions furent motivées et justifiées par la volonté de mettre fin à une supposée secte satanique internationale. Les membres de sa mission s’arrangèrent pour faire coïncider certains rites et coutumes basques avec les preuves recherchées de participation au sabbat.
Pierre de Lancre, le juge aux yeux bleus des Sorcières d’Akelarre, a bien existé. Il est l’acteur le plus sanglant des procès pour sorcellerie en Euskal Herria (littéralement le pays des Basques). En 1609 et sur ordre du roi de France Henri IV, il fait exécuter au moins 100 personnes lors d’une mission de 4 mois en Labourd (province de la côte basque). Pierre de Lancre, dont le père avait abandonné son patronyme basque en accédant à la noblesse, haïssait ce peuple pour ses coutumes hérétiques, les pratiques des prêtres empreintes de paganisme et la proximité géographique et culturelle avec l’Espagne. C’est du moins ce qu’affirme José Dueso, anthropologue et auteur d’ouvrages sur la chasse aux sorcières en Euskal Herria, la spiritualité et les croyances locales.
Une culture chargée de matriarcat et de paganisme
La culture basque de l’époque est chargée de coutumes pré-chrétiennes. La figure primordiale de la spiritualité est une déesse, Mari. Elle est la créatrice de la vie, la terre-mère. Figure centrale des légendes basques, son époux est un serpent géant appelé Sugar ou Maju. Son nom se trouve dans un grand nombre de toponymes : beaucoup de ruisseaux, de grottes portent son nom. ”Comme dans de nombreuses cultures matriarcales, les femmes basques sont considérées comme l’origine de la vie et de son maintien, explique José Dueso. Elles sont chargées d’assurer le lien entre les divinités, la famille et les ancêtres, dont les tombeaux sont dans la maison. »
Seules une grande partie de l’année, lorsque les hommes sont à la pêche au large de Terre-Neuve et de l’Amérique, elles paraissent plus libres que d’autres. Toutes connaissent les plantes qui guérissent et empoisonnent. Certaines savent faire accoucher ou avorter. La sorgina, la sorcière, est “celle qui peut manipuler la chance des autres”. Mot basque encore utilisé comme une insulte aujourd’hui.
Ces “femmes qui savent” vont être les boucs-émissaires des malheurs qui s’abattent régulièrement sur la communauté. “De nombreuses accusations vont être adressées au roi contre des femmes qui portent le mauvais œil, qui jettent des sorts aux vaches, rendent les récoltes mauvaises. Des légendes disent que des marins de haute mer ne reviennent pas car les sorcières volent jusqu’aux bateaux pour causer des naufrages…”, énumère Joëlle Dusseau, autrice de Le juge et la sorcière qui détaille la mission judiciaire de Pierre de Lancre. Dans sa lettre ordonnant la mission au Parlement de Bordeaux, Henri IV affirme avoir été saisi depuis “quatre ans” pour des « sortilèges » pratiqués sur “le bétail, les fruits de la terre et les personnes mêmes”.
Un Etat est obsédée par la natalité et le diable
“À cette époque, un enfant qui naît sur quatre meurt avant un an, et un autre quart meurt avant 10 ans. Puisque Dieu ne peut pas en être responsable car il est bon, la faute est attribuée au diable et donc aux sorcières”, explique Joëlle Dusseau. Suite aux épidémies de peste qui tuent entre 30 et 50 % des Européens en cinq ou six ans (1347-1352), on craint pour la démographie du pays. Alors que, selon Silvia Federici, autrice de Caliban et la sorcière, “la procréation, la sexualité et l’autonomie des femmes deviennent une préoccupation centrale de l’État et des juristes”, les sages-femmes vont être particulièrement visées par les juges. Outre les infanticides et les avortements, les sorcières sont accusées de causer l’impuissance sexuelle des hommes. “L’une des accusations les plus fréquentes en Labourd va être le nouage d’aiguillettes”, affirme Joëlle Dusseau. Ce maléfice fait référence au cordon qu’utilisaient les hommes pour lacer sur l’avant leurs hauts-de-chausses.
Si dans Les sorcières d’Akelarre, les femmes parlent la même langue que Pierre de Lancre, en réalité elles ne connaissaient que le basque, ou le béarnais. Des traducteurs accompagnent donc la mission judiciaire royale. Obsédés par le sabbat, ces traducteurs vont déformer certaines coutumes pour les transformer en preuves d’existence d’une secte satanique et anti-chrétienne. Le mot Akelarre est inventé pour nommer le sabbat, créé à partir de deux mots : Alkerda, une plante utilisée pour nourrir le bétail et Aker Bethz, le bouc noir. Des fêtes religieuses, célébrées dans les champs où cette herbe était cultivée, sont alors considérées comme des réunions en l’honneur du diable.
“La question” ou les interrogatoires sous torture
Lors de la chasse aux sorcières, les inquisiteurs en Espagne et juges dépêchés en France appliquent les recommandations d’interrogatoire du Malleus Maleficarum. Ce livre, véritable manuel à l’intention des chasseurs de sorcières, comporte un formulaire à administrer sous torture aux accusé.es pour obtenir des preuves. Les outils de torture, appelée à l’époque “la question” et systématique dans tout les procès criminels, sont nombreux. “Il va se développé à cette époque, comme à toutes celles où la torture est employée à grande échelle, une forme de sadisme”, constate Joëlle Dusseau.
Les juges passent également des heures à chercher la marque du diable avec une aiguille sur le corps, rasé, des accusées et accusés. Celle-ci est tracée lorsque la sorcière, ou le sorcier, vend son âme au diable. Cet endroit est supposément insensible à la douleur. Le malin souhaitant rendre la tache plus difficile, cette marque se situe dans les endroits cachées et tabou du corps, soit souvent dans le sexe. De nombreuses personnes meurent en cellule des suites des blessures infligées lors des interrogatoires. Celles qui tiennent jusqu’à leur exécution ne seront pas toujours brûlées vives, mais étranglées ou égorgées. Quelle que soit la cause de la mort, les corps sont réduits en cendre pour que la personne ne puisse accéder à la vie éternelle.
Une mission qui s’arrête au retour des marins
Si les procès vont en premier lieu toucher des personnes du bas-peuple, au fil des dénonciations, Pierre de Lancre va même faire exécuter trois prêtres et des épouses de notables de Bayonne. Sur la centaine de victimes, deux tiers étaient des femmes.
Fin septembre, les marins revenus de Terre-Neuve provoquent de violentes émeutes lors d’exécutions. Voyant la situation empirer, l’évêque de Bayonne, Bertrand d’Echaux demande l’interruption de la mission d’enquête. Le 1er novembre, la mission De Lancre retourne à Bordeaux. Elle emmène avec elles quelques femmes qui n’avaient pas eu le temps d’être exécutées. Certaines resteront enfermées au Château du Hâ (ou Fort du Hâ) de longues années après.
Jusqu’à la fin de ses jours, Pierre de Lancre apportera son aide dans des procès pour sorcellerie. Son ouvrage, Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons où il est amplement questions de sorciers et sorcellerie, publié en 1612, contient les seules preuves restantes de cet épisode violent.
Charlotte TOUBLANC