Le Chili sur la corde raide

Après le désert au nord et la Patagonie au sud, Patricio Guzmán explore la cordillère des Andes, en surplomb du Chili qu’il a fui. Dans La Cordillère des Songes, il clôt sa trilogie politico-géographique sur un récit intime en forte résonance avec l’actualité.

Il a suivi caméra à l’épaule toutes les manifestations qui ont agité le Chili depuis 37 ans. Avec sang-froid, il a fait face aux blindés. Evité les nuages de lacrymogènes. Et assumé de courir les périls qu’impliquaient une dictature. Dans son antre, les étagères plient sous les « tonnes de cassettes ». Des années de répression documentées sous le régime de Pinochet. Il ne s’agit pas de Patricio Guzmán, contraint à l’exil en 1974, mais de son alter-ego de l’intérieur : Pablo Salas.

Les précieuses archives de ce dernier – qui constituent un tiers des images – rythment un film qui tombe sinon trop souvent dans la facilité du plan aérien, sur fond de brise soufflant entre les cimes. La Cordillère des songes, distingué par l’Œil d’or (le prix du meilleur documentaire) au dernier festival de Cannes, n’utilise la chaîne montagneuse que comme prétexte. Celle-ci occupe 80% du territoire, mais les regards ne se tournent plus dans sa direction. La montagne immuable a pourtant tout vu : le coup d’Etat de 1973, la dictature, le libéralisme exacerbé, la répression, la torture… Tout ce qu’a fui le réalisateur, tout ce qu’a bravé son ami Pablo Salas, véritable figure du film.

Étranger à sa patrie

A 78 ans, Patricio Guzmán « rêve du Chili de loin » depuis des décennies. Lorsqu’il foule à nouveau son sol natal, il est « comme un extraterrestre ». Le constat qu’il dresse lui pèse : il a passé plus de temps hors du Chili qu’à l’intérieur. Alors pour raconter ce pays qu’il ne connaît plus, il a trouvé en Pablo Salas le protagoniste idéal. Le cameraman a été le témoin de l’emprise des acteurs privés sur l’exploitation des ressources naturelles. « Ils ont vendu le pays ! », s’insurge-t-il.

Sur les images d’archives, les blindés vrombissent dans les avenues de Santiago. Les hommes en treillis battent le pavé. Les canons à eau et coups de matraque précèdent les arrestations musclées. Ces scènes en rappellent d’autres, toutes récentes. Le 18 octobre, une hausse du prix du ticket de métro a marqué le début de manifestations monstres dans les rues, qui ont déjà causé la mort de 20 personnes.

Les racines de la colère

Le dernier volet de la trilogie s’inscrit dans la lignée de Nostalgie de la lumière (2010) et du Bouton de nacre (2015) : des plans fixes se succèdent sur des éléments géologiques caractéristiques du Chili, nourrissant une métaphore constante, comme si les plaies de la dictature étaient encore à vif… On croit deviner les racines de la colère dans les héritages du passé.

Face au mouvement inédit qui secoue aujourd’hui le Chili, Patricio Guzmán est en pleine réflexion, prêt à en faire le sujet de son prochain film. Mais rien ne presse. Dans un entretien accordé à l’IJBA, il déclare : « il faut faire autre chose qu’un simple reportage. Dans le cinéma documentaire, on a besoin d’un regard plus long ».

Hippolyte Radisson

« La Cordillère des Songes », Patricio Guzmán (1h25) – 30 octobre 2019