La guerre muette trouve ses voix

« Algérie, la guerre des appelés » prend le pari de faire sortir du silence d’anciens combattants du conflit franco-algérien. Un documentaire brillant où le prisme humain est privilégié.

Affiche du documentaire (© France TV)

« À mon père qui ne m’a pas raconté sa guerre ». Thierry de Lestrade conclut son dernier documentaire par ces mots. Avec sa compagne Sylvie Gilman, réalisatrice également, il quitte les mondes de la justice et de la santé – ses thèmes de prédilection – pour s’attaquer frontalement à une blessure intime : la guerre d’Algérie. Intime puisque comme de nombreux enfants des années 1960, Thierry de Lestrade a souffert du mutisme de son père concernant cette « opération de maintien de l’ordre ». En réalité un conflit extrêmement douloureux où deux millions de jeunes Français se sont embourbés de 1954 à 1962, mais dont les plaies sont toujours béantes. Pour en parler, le couple de réalisateurs est parti à la rencontre d’anciens combattants.

Exit donc les historiens, les chercheurs, les experts. Seuls des appelés ont voix au chapitre. Ils s’appellent André, Jean-Claude, Jean-Pierre, Michel, Stanislas, Jacques, René. Ils ne racontent pas la guerre d’Algérie mais leur guerre d’Algérie. Tous cadrés en gros plan ou à la taille devant un décor sableux, ils libèrent enfin leur parole.

Humains après tout

Découpé en deux parties, le documentaire laisse d’abord volontiers la place aux anecdotes, à l’humain. On parle de l’alcool et de la misère sexuelle qui régnaient tous deux au fin fond des montagnes kabyles. Jacques évoque ces nuits où il s’endormait « dans la caisse à charbon de la chambrée » après avoir bu trop de rhum et ces érections matinales faisant ressembler les « sacs de couchage à des cartes de géographie ». On parle d’éducation aussi, sûrement une des plus belles parties du film. On découvre ces soldats français diplômés devenus instituteurs pour des élèves algériens. Et on s’émeut en écoutant Michel, lui qui a rencontré une de ses anciennes élèves devenue infirmière en France, une dizaine d’années après le conflit.

La deuxième partie, choquante mais moins prenante, montre les aspects les plus sombres de la guerre, citant par moments « La bataille d’Alger » de Gilles Pontecorvo. Une vraie descente aux enfers. Les viols, la torture, la déshumanisation, rien ne nous est épargné. Jean-Pierre est toujours hanté par les viols commis par ses supérieurs. D’autres entendent encore le bruit de la gégène, semblable à celui d’une bûche sciée. Quelques-uns même ont vécu des « corvées de bois », ces moments où l’on envoyait des prisonniers chercher des branchages pour les abattre froidement dans le dos.

Classique sur la forme, exemplaire sur le fond

Alors oui certains pourraient pester devant l’académisme formel de l’ensemble, alternant archives et plans fixes. Certains pourraient s’agacer de cette structure très compartimentée qui s’attarde trop sur les enjeux géopolitiques en fin de parcours. Mais ce serait nier la puissance des témoignages recueillis. Ce serait oublier la dimension journalistique du travail, où des points de vue multiples s’affrontent, entre ceux pour qui guerre d’Algérie est synonyme de torture et anciens membres de l’OAS repentis. Ce serait passer à côté du montage réussi des images d’archives, appuyant chaque propos avec force.

« Algérie, la guerre des appelés » vaut la peine d’être visionné. Pour que la parole des derniers témoins soit enfin transmise à nos générations, présentes et futures. Et que la plaie trop longtemps restée ouverte puisse cicatriser grâce à la justesse des mots, au sourire partagé entre un instituteur et son élève.

Thibaut Ghironi

Algérie, la guerre des appelés – réalisé par Thierry de Lestrade et Sylvie Gilman – 2019 – 2 heures et 9 minutes.