Ancien reporter de guerre, Jean-Christophe Klotz a couvert le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994. Depuis, ces évènements le hantent. Son troisième film sur le sujet, Retour à Kigali, une affaire française, expose l’implication de la France dans le conflit.
En tant que reporter de guerre, vous avez couvert de nombreux conflit. Pourquoi cet épisode au Rwanda est si particulier pour vous ?
C’est un génocide, donc on bascule dans totalement autre chose. Forcément à côté de ça, d’autres faits paraissent accessoires. Il y a aussi le fait que j’ai été blessé physiquement sur place en 1994 {ndlr : Jean-Christophe Klotz a reçu une balle dans la hanche alors qu’il filmait des enfants tutsis réfugiés dans une paroisse de Kigali}. Mais même si je ne l’avais pas été, j’aurais eu cette obsession pour le Rwanda. Ma blessure n’est pas que physique, elle est aussi psychologique. J’avais 32 ans à l’époque et je pensais que si la presse était sur place, si le public était informé et les hommes politiques mis au courant de ce que l’on voyait, il y aurait des réactions immédiates. Finalement, j’avais tort. Pourtant j’y croyais, au “plus jamais ça” de Mitterrand. Malgré tous les gardes-fous établis, la démocratie, la presse, et malgré nos images sur place, aucune virgule du projet génocidaire n’a été retouchée.
Quel regard portez-vous sur la couverture médiatique du conflit, à l’époque ?
En avril, les militaires français sont venus pour mettre à l’abri les Occidentaux et parmi eux, la presse. Les premières images racontent alors le chaos, les tueries de masse dans un “pays de sauvage” mais sans véritables explications. Les médias transmettent le point de vue des gens qui s’enfuient. Après, c’était très difficile de venir au Rwanda. Quand Bernard Kouchner s’y est rendu, on n’était que deux journalistes avec lui. Personne n’a cru ses déclarations alors qu’on avait des images à l’appui. J’ai longtemps pensé que l’Elysée ne savait pas ce qui était en train de se passer au Rwanda. Maintenant je crois qu’ils le savaient très bien car il y avait aussi des hommes des services secrets sur place. Les journalistes n’étaient pas très nombreux mais leur travail a fini par payer avec le déclenchement de l’Opération Turquoise. C’était malheureusement trop tard et le public n’a pas compris que les personnes acclamant qui acclamaient l’arrivée de l’armée française étaient pour beaucoup des génocidaires. Les archives montrent que les journalistes ont fait leur boulot mais c’était pris dans au milieu d’une telle mayonnaise de communication de l’armée que le public n’avait pas les moyens de décrypter la situation.
Comment s’est passé le tournage avec les militaires ? Se sont-ils confiés à vous facilement ?
Le témoignage de Guillaume Ancel était accessible, il venait de sortir son livre. Pour les autres, ça a été plus difficile. Vingt-cinq ans après les faits, les hommes qui osent parler sont encore victimes d’une forme d’ostracisme. Ils s’en prennent plein la gueule. J’ai eu plusieurs contacts avec des hommes qui avaient des choses à dire mais qui ne voulaient pas le faire face caméra. Même Jean Varret, général étoilé de 75 ans, redoute encore la réaction de ses pairs. C’est terrible. Je pense qu’ils auraient tout à gagner à essayer d’analyser les erreurs qui ont permis ce génocide mais tant que la vieille garde Mitterrandienne veille, ce ne sera pas possible. En ce moment, je sens tout de même une petite fissure entre militaires et politiques. Les mecs en ont marre de passer pour les méchants alors qu’ils ont obéi aux ordres.
Vous vouliez comprendre les mécanismes qui ont autorisé ce génocide, notamment en France. Avez-vous obtenu vos réponses ?
Je pense que ce n’est qu’un début. Un avocat m’a dit que la vérité était encore pire que ce que je pouvais m’imaginer. Il n’a pas voulu témoigner car il ne “pouvait pas” mais il était sur place, il a vu des choses. Une autre personne a eu accès à des documents que je ne connais pas donc il y a encore des choses à faire. Si c’est autant verrouillé c’est qu’il y a un loup, sinon on ne serait pas crispé à ce point. Je pense qu’il y a des gens en France qui risquent des poursuites judiciaires pour complicité de génocide et, de fait, de la prison. La France donne des leçons en matière de droits de l’homme mais il faut les actes correspondent aux paroles.
Que dit votre film du rôle de la communauté internationale ?
On y voit l’hypocrisie d’un système. On nous dit “plus jamais ça” parce qu’il y a l’ONU mais la communauté internationale a trouvé la faille. Si on ne qualifie pas les faits de génocide, il n’y a pas d’intervention. A contrario, cela prouve que la loi internationale est forte car si le terme de génocide avait émergé les troupes y seraient allées. Ce que j’ai voulu montrer dans le film, ce sont les dysfonctionnements de ces instances. Je ne pouvais pas m’imaginer que des avocats étaient payés par les Américains pour trouver des moyens de contourner le qualificatif “génocide”.
Qu’attendez-vous désormais des gouvernements français au sujet du génocide des Tutsis ?
Pour les 25 ans du génocide, j’espérais avoir une interview avec les conseillers de Macron sur l’Afrique. On m’a dit que je n’obtiendrai pas de position “conclusive”, que je n’aurai rien sur l’implication de la France. Je pense que d’ici la fin du mandat de Macron, ça ne changera pas. Il a mis en place une commission d’historiens sur le génocide. J’attends de voir ce qu’il en ressortira mais j’ai été surpris de voir qu’il a préféré des “généralistes” aux deux experts spécialistes du sujet. L’avantage qu’ils auront c’est un meilleur accès que moi aux archives, enfin, en théorie. François Hollande avait annoncé officiellement la déclassification des archives. Officieusement, elles sont déjà là, mais il y a tout un système à suivre pour les utiliser sans être poursuivi en justice. Les déclassifier c’est rendre public des documents auxquels on a déjà accès.
Pensez-vous faire d’autres films sur le Rwanda ?
Oui, je pense à une version plus longue dans un coin de ma tête. Je me dis qu’il y a encore beaucoup de choses à raconter, des choses fascinantes et importantes. Nous avons beaucoup à apprendre du Rwanda aujourd’hui, aussi bien sur le processus de réconciliation que sur l’écriture de l’histoire. Il est inacceptable qu’autant de versions du récit persistent aujourd’hui. Quand je suis retourné à Kigali, j’ai vu des groupes de paroles qui regroupent bourreaux et rescapés. C’est beau et terrible à la fois. Un des endroits où j’ai filmé des morts est désormais l’un des quartiers les plus branchés de la ville. Les jeunes ne savent pas tous ce qu’il s’y est passé. Le génocide fait partie de leur histoire mais ils ne veulent pas vivre par rapport à ça.
Propos recueillis par Maëlle Benisty et Philippine Kauffmann