[FIFH2025] Deux femmes, deux classes, une condition

Après un court passage par la télévision, avec la mini-série Les Hautes-Herbes  et le téléfilm À la joie, Jérôme Bonnell revient sur le grand écran avec La Condition, adaptation du roman Amours de Léonor de Récondo.

Dans la France corsetée de la Belle Époque, le mariage n’est souvent qu’une façade soigneusement entretenue. Victoire (Louise Chevillotte), chignon impeccable et robes d’un blanc immaculé, se donne l’apparence d’une épouse modèle dans une union où elle se sent prisonnière. Son mari André Boisvaillant (Swann Arlaud), notaire normand, supporte difficilement d’être rejeté du lit conjugal et cherche à maintenir un ordre qui parfois lui échappe. Une frustration qui se reporte sur Céleste (Galatéa Bellugi), jeune bonne fraîchement embauchée, qu’il abuse et met enceinte.

Lorsque Victoire découvre la grossesse, elle propose de garder l’enfant et de l’élever comme le sien. Mais à la naissance du petit Félix, elle peine à s’affirmer dans son nouveau rôle de mère. Le garçon pleure sans cesse, insensible à ses bras. Une nuit, transgressant l’interdit, Céleste prend le bébé et le berce dans son lit. Victoire la surprend, mais loin de la réprimander, elle la rejoint et s’allonge à ses côtés. Dans cette scène d’une douceur inattendue, les trois corps trouvent enfin le repos. À travers ce geste maternel partagé, un lien commence à se tisser entre les deux femmes.

Construction d’une fresque intime

L’une des forces du film réside dans la mise en scène du rapprochement entre Victoire et Céleste qui se distingue par sa délicatesse. Jérôme Bonnell choisit de suggérer plutôt que de montrer explicitement. La complicité et la tendresse naissante se tissent dans les silences, les regards furtifs, les gestes retenus. Le réalisateur filme ces non-dits avec une précision remarquable, grâce à des plans très serrés qui enferment les personnages dans une proximité forcée, renforçant la sensation de huis clos.

Ces silences, justement, occupent une place importante dans le film. Loin de freiner le récit, ils en deviennent l’un des ressorts les plus éloquents, capables de traduire ce que les personnages n’ont pas le droit, ou pas la force, d’exprimer. Il y a des silences hypocrites, ceux qui protègent les apparences, d’autres plus intimes, qui expriment la peur, la honte ou la tristesse. Et puis il y a les silences qui apaisent, comme ces nuits où Céleste et Victoire veillent ensemble sur Félix.

Visuellement, La Condition séduit aussi par sa photographie. Le jour met en évidence la froideur des salons bourgeois et l’ordre rigide d’un monde gouverné par des rapports de force. À l’inverse, la nuit, la lumière se fait plus chaude. Si, dans les premiers instants, elle traduit la vulnérabilité des deux femmes ou encore la colère sourde d’André, dont les traits se durcissent à la lueur de la bougie, elle laisse progressivement place à la tendresse, révélant des moments plus doux et intimes que le jour ne permet pas.

Un jeu convaincant

Le film repose sur un duo féminin d’une justesse remarquable. Galatéa Bellugi prête à Céleste un regard profond dans lequel on passe de la peur, de la contrainte, à l’affirmation progressive de soi. À ses côtés, Louise Chevillotte incarne une Victoire pudique, contenue, mais déterminée à obtenir ce qu’elle souhaite. Leur relation, d’abord fondée sur la maternité et le bien-être de l’enfant, évolue vers une affection profonde où chacune devient, à sa manière, le refuge de l’autre.

Swann Arlaud trouve ici l’un de ses rôles les plus ambigus. Il incarne un homme de son temps, convaincu d’agir dans le droit que lui confère la société. Jérôme Bonnell évite le manichéisme : l’acteur montre la vulnérabilité d’André, sa confusion, sa mauvaise foi, ses regrets immédiats. Mais rien ne vient justifier ses actes : le film maintient la violence systémique au centre, sans détourner le regard.

À travers ces trois protagonistes, Jérôme Bonnell dessine le portrait d’un système où les hommes oscillent entre le rôle de bourreau et celui de victime de leur propre violence, tandis que les femmes ne disposent que de trois voies de sortie : la fuite, l’exclusion ou la mort. Sans trahir l’esprit du roman, malgré quelques libertés prises, La Condition s’impose comme un drame intime qui explore avec finesse les rapports de domination, qu’ils soient de classe, de genre ou de pouvoir sur les corps. En faisant résonner ce récit de la Belle Époque avec les débats contemporains, Jérôme Bonnell signe une œuvre qui interroge autant qu’elle émeut.

Ana Puisset–Ruccella

La Condition de Jérôme Bonnell, film français, 1h43