[FIFH 2024] Yuri Dmitriev, déterrer les morts oubliés par l’Histoire

Dans L’Affaire Dmitriev, Jessica Gorter dresse le portrait d’un Russe emprisonné depuis 2016 pour avoir levé le voile sur l’ampleur des tueries menées par Joseph Staline dans les années 1930. Un film nécessaire, mais qui aurait mérité une meilleure contextualisation.

« Chaque être humain a le droit de savoir où sa famille est enterrée. » Guidé par cette conviction, Yuri Dmitriev a consacré des années de sa vie à explorer les forêts isolées de sa Carélie natale, au nord-ouest de la Russie. Son objectif : localiser et déterrer les fosses communes où des milliers de citoyens soviétiques furent exécutés et enterrés dans le plus grand secret par le régime de Joseph Staline. Ces recherches, amorcées dans les années 1990, l’ont conduit à révéler deux sites majeurs d’exécutions de masse. 

La réalisatrice néerlandaise Jessica Gorter immortalise ce parcours hors du commun dans un nouveau documentaire, L’Affaire Dmitriev. Le récit alterne entre les découvertes de Dmitriev au travers d’images d’archives, puis la chronique de la persécution judiciaire dont il fait l’objet à partir de 2016, sur la base d’accusations de pédopornographie montées de toutes pièces. Dès les premières secondes, le film révèle une identité visuelle et sonore sobre : des plans-séquences immersifs de forêts silencieuses, une palette de couleurs feutrée et pas d’autre mélodie que celle des bruissements du vent et du chant des oiseaux. La mise en scène reconstitue habilement le climat oppressant dans lequel plus de 750 000 citoyens soviétiques ont été exécutés entre 1936 et 1938, dans une période de répression d’État qui fut qualifiée de « Grande Terreur ».

Un travail de recherche survolé

Le film atteint son apogée émotionnelle lors de la découverte de Krasny Bor, en 1997. Dans un mélange d’horreur et de fascination, le spectateur découvre des images d’archives où Dmitriev exhume un crâne portant la marque d’une balle dans la nuque. La séquence se prolonge avec la fosse de Sandarmorkh, découverte en 1998 et où reposaient plus de 9000 corps. Une séquence poignante fait défiler à l’écran les photographies de quelques victimes identifiées – hommes, femmes et adolescents au regard accablant. 

Mais l’on est vite arraché au travail d’enquête en lui-même, balayé par la seconde partie du film qui dénonce – à juste titre – l’autoritarisme du régime de Vladimir Poutine et l’acharnement juridique visant Dmitriev. On aimerait en apprendre plus sur la façon dont il a épluché les archives du KGB et ses efforts pour quadriller une forêt si vaste. Cette dimension, pourtant essentielle pour comprendre l’ampleur de son engagement, demeure à peine esquissée.

Un manque de pédagogie ?

Le documentaire pâtit surtout d’un manque de contextualisation historique et politique. La Grande Terreur est souvent évoquée, mais jamais véritablement expliquée, alors même qu’un retour global sur les purges staliniennes aurait permis de mieux saisir l’enjeu des recherches de Dmitriev. Par ailleurs, les propos de ce dernier manquent parfois de mise en perspective. Lorsqu’il affirme que « la Russie est revenue à la politique intérieure de Staline des années 1930 », une analyse complémentaire aurait évité de réduire cette comparaison à une déclaration imprécise et historiquement maladroite. 

L’absence d’explications laisserait penser que le documentaire ne s’adresse qu’aux initiés, alors même que l’invasion russe en Ukraine a montré la méconnaissance d’une grande partie des pays occidentaux sur l’histoire politique de l’ex-URSS. Un tel présupposé ouvre même la porte à de nombreuses incompréhensions : dans une séquence, l’un des participants à une commémoration pour les victimes staliniennes arbore un drapeau ukrainien, mais aucun élément du film n’explique ce geste, au risque d’en faire un parallèle anachronique avec le conflit actuel, pas encore commencé au moment du tournage. Si la population ukrainienne a été particulièrement touchée par la répression de Staline, ce fait historique est laissé en suspens.

Malgré ses faiblesses, L’Affaire Dmitriev reste un documentaire essentiel, un cri d’alarme face à la réécriture systématique de l’histoire par Vladimir Poutine. En retraçant le combat solitaire de Yuri Dmitriev, le film souligne une vérité troublante : dans un pays où l’étau autoritaire ne cesse de se resserrer, vouloir déterrer la vérité peut conduire à s’enterrer soi-même.

Justine Manaud

L’Affaire Dmitriev de Jessica Gorter, Pays-Bas, 1h33, 2023.