Pendant quatre ans, José Vieira a interrogé les habitants d’un village des montagnes de Caramulos, au Portugal, sur l’histoire méconnue de l’expropriation de leurs terres communes, en 1941, pour y construire une forêt de pins. Une dépossession qui a précipité un exode de la population et rendu la montagne plus vulnérable au feu que jamais.
Dans les années 1940, Salazar veut industrialiser le Portugal, et en finir avec les baldios : ces territoires partagés entre les villageois nuiraient à l’économie de l’Etat. Sur les montagnes de Caramulo, l’administration réquisitionne les terres, avec la ferme ambition d’en faire une forêt de pins. Cet arbre doit devenir la nouvelle richesse nationale.
Soixante-dix ans plus tard, en 2014, José Vieira pose sa caméra sur l’une de ces montagnes, dans un village meurtri par la dépossession. Le documentariste ravive les souvenir vieillissants des habitants et déniche les rares articles de presse qui s’y sont intéressés. Les villageois regrettent : « Quel crime avons-nous commis pour être emprisonnés sur les terres sur lesquelles nous sommes nés ? »
Une « mission civilisatrice »
Derrière le projet, José Vieira découvre plus qu’une volonté d’industrialisation : « Pour l’administration, c’était une mission civilisatrice. Presque coloniale. » Il faut mettre fin à l’agriculture de petite échelle, et transformer ces agriculteurs en salariés. La presse fustige cette population « oisive », qui « ne connait ni contraintes, ni horaires fixes ».
Et surtout, la plupart des villageois quittent la montagne. Sans terre à travailler, sans pâture pour leurs bêtes, la vie n’y est plus possible. Les paysans migrent vers Lisbonne, où ils sont surnommés « les petits rats ». Ceux qui ne partent pas se retrouvent forcés de coopérer. La nuit, certains se faufilent dans la future forêt, pour y couper les pousses fraichement plantés. « L’opposition à l’industrialisation était unanime. » En contant la résistance d’un village sous pression, le documentaire de José Vieira a des airs de discussion de famille : les souvenirs flous et discours un peu décousus rendent l’affaire plus difficile à comprendre. Le film souffre surtout de l’oubli historique qu’il dénonce : « Je n’ai trouvé qu’une seule image, une vieille photo floue de centaines de travailleurs, que je n’ai même pas utilisée ». La forêt a brûlé, et les plans de drone ne montrent qu’une montagne rocailleuse.
La fin d’un village
Chaque image transpire de nostalgie, quand José Vieira nous guide dans un village à l’agonie. Ici tout est ancien : les habitants, les outils, et même la caméra, dont le grain grossier rappelle les films amateurs en Super 8. Les très longs plans invitent à contempler les ruines du village, des habitants au travail de la terre. Ici, pas, ou très peu de musique. Il n’y a que le vent, les cloches des chèvres et, parfois, la chanson d’un villageois. Pas un seul jeune n’apparaît. « Il n’y a plus que deux enfants, dans ce village. Il va bientôt disparaître ». Les terres ont été rendues, mais ne seront bientôt plus à personne. Le réalisateur confie : « Presque tous ceux que j’ai filmés sont morts avant la diffusion du film. »
Mais le récit de ces villageois, privés de leur mode de vie et poussés à l’exil au nom du progrès, résonne au-delà des montagnes portugaises. L’expropriation des terres des peuples autochtones en Amérique du Nord au XIXe et XXe siècles, le déplacement de villages entiers en Chine pour la construction du barrage des trois Gorges en 1990, la construction d’un autre barrage, en plein cœur des territoires locaux en Amazonie, dans les années 2000. Tous ces grands projets de modernités cachent leurs « Territórios ocupados », leurs villages abandonnés et populations éparpillées.
Camille Ribot