Sorti en salles en 1965, “Le Bourreau” conte le malheureux destin de Jose Luis, contraint de devenir bourreau, comme son beau-père, pour garder un toit à sa famille. Luis Garcia Berlanga, le réalisateur, offre ici un questionnement sur les valeurs morales de l’homme.
Un plan fixe d’une trentaine de secondes, pour résumer toute une œuvre. Un homme qui hurle est traîné de force par des agents de la Guardia Civil d’un bout à l’autre d’une pièce. Cet homme est Jose Luis Rodriguez, jeune espagnol tombé amoureux de la fille d’un bourreau. Croquemort de formation, il se trouve obligé de prendre la suite de son beau-père Amadeo, pour garder l’appartement dans lequel loge sa famille. Sa plus grande appréhension : que vienne l’heure de sa première exécution. C’est vers cette dernière que les policiers espagnols l’escortent, sur fond de musique grandiloquente. Une scène absurde empreinte d’un humour des plus noirs, où le personnage principal se comporte comme un condamné, mort de peur d’exercer son devoir.
Dans cette grinçante comédie d’une heure et demi, Luis Garcia Berlanga offre un profond questionnement sur la morale humaine à travers le choix cornélien qui se dresse devant son personnage. Un dilemme qui rappelle la vie du réalisateur, républicain convaincu, contraint de combattre aux côtés de l’Allemagne nazie pour sauver son père, condamné à mort par le régime franquiste.
Usant, comme à son habitude, d’une ironie à peine dissimulée dans des dialogues emplis de finesse, Garcia Berlanga cherche les limites de l’éthique de son personnage. Jusqu’où son malheureux héros serait prêt à aller pour subvenir aux besoins de sa famille ? A plusieurs reprises, Jose Luis apparait résigné, obligé d’accomplir son macabre devoir et préserver ses proches de la rue. Pourtant, tiraillé par les doutes et la peur, il n’hésite pas à tout faire valser, et assure qu’il préfère perdre son habitat plutôt que d’être contraint à châtier, offrant des scènes d’hésitation loufoques. Mais ces doutes ne laissent entrevoir aucune empathie du protagoniste, seulement une peur presque égoïste d’être rejeté de la société et érigé en monstre, comme le fut Amadeo auparavant.
Ce questionnement des valeurs humaines résonne avec des débats encore très actuels. Car en plus d’analyser le dilemme de José Luis en sa qualité d’homme, il remet en question son rôle de mari, de père protecteur sur qui le sort de sa famille repose. Soixante-dix ans avant la remise en question du modèle patriarcal, de l’homme subvenant aux besoins de sa famille et portant la charge de son équilibre, Garcia Berlanga met en avant l’absurdité d’imposer des rôles familiaux pré-établis.
A travers cette double critique, le réalisateur souligne, avec cynisme, le non-sens de cette Espagne franquiste des années 60, abrutie par les rapports de force et asservie aux ordres d’une bourgeoisie toute-puissante. Tout le monde somme le jeune bourreau de se concentrer sur son travail sans faire de vagues. La justice d’Etat doit prévaloir sur tout le reste.
Pierre Berho
Le Bourreau, Luis Garcia Berlanga, 1h30, 1965.