[FIFH 2024] Franco, une fracture indélébile

En deux épisodes de 50 minutes, le documentaire Franco le dernier dictateur revient sur la prise de pouvoir de l’autocrate espagnol et sur ses méthodes pour le conserver à tout prix. Une fresque puissante sur un régime méconnu en France mais aussi sur les souffrances de la société espagnole.

Près de 50 ans après sa mort, l’Espagne porte toujours les stigmates de sa dictature. Homme de taille modeste, voix fluette, voilà comment est décrit celui qui aura régné d’une main de fer sur l’Espagne pendant 39 ans : Franco. Dans un documentaire d’1h40 découpé en deux épisodes réalisés pour France Télévisions, Serge de Sampigny retrace le parcours d’un homme souvent mal connu mais pourtant à la tête d’un des régimes les plus féroces du XXème siècle. Après avoir documenté les crimes de Staline, Mussolini ou encore Pétain, le réalisateur complète donc son riche travail sur les dictatures d’Europe.

Basé sur une quantité impressionnante d’images d’archives, Franco le dernier dictateur retrace près de cinq décennies de la vie du militaire, de ses fait-d’armes au Maroc en tant que plus jeune général d’Europe depuis Napoléon, jusqu’à sa mort en 1975. Plus que de raconter l’histoire d’un homme, ce film propose en filigrane une fine analyse de la société espagnole sous Franco, en décrivant la pauvreté extrême de la population, la violence de la guerre civile, mais aussi la fracture politique entre franquistes et républicains. 

Portée par la voix de l’acteur Jacques Gamblin, la narration nous transporte dans le temps lors d’allers-retours maîtrisés et bien amenés. Après avoir évoqué la prise de pouvoir du “Caudillo” à la fin de la guerre civile, retour en 1925 au Maroc, point de départ de la montée en puissance de l’officier supérieur, en charge de 40 000 hommes déployés par l’Espagne lors de la guerre coloniale. Les images en noir et blanc du sourire de Franco contrastent avec les atrocités commises sous ses ordres. Enlèvements, viols et assassinats sommaires, ses méthodes font froid dans le dos. La machine à remonter le temps nous amène même jusqu’à son enfance, où se forme la haine de son père et des franc-maçons ainsi que l’amour de sa mère et de la religion catholique, lui qui inventera plus tard le national-catholicisme.

Des héritiers de Franco entendus

Les archives d’époque nous offrent quelques scènes marquantes. Comme celle où le roi Alfonso XIII, protecteur de Franco descend de son cheval, apprêté, et se heurte à des paysans affamés, symbole d’une société rongée par la famine. Ou celle de la rencontre entre Franco et Hitler, où l’Allemand, exaspéré par les gesticulations et la voix perchée de son homologue, refuse toutes les demandes espagnoles. 

Les interviews marquent les rares moment où l’écran retrouve des couleurs. Cadre serré et intimiste, le réalisateur laisse parler la subjectivité de ses témoins. Dès les premières minutes le parti-pris est clair, la parole des soutiens de Franco ne sera pas occultée. Pas moins de cinq interlocuteurs, héritiers de Franco ou membres d’association de défense du “Caudillo”, témoignent de leur vision du franquisme. Leurs mots sont toujours remis dans leur contexte, comme les mots de la dictature. Sans jamais chercher à excuser ou à justifier, ces témoins viennent illustrer une réalité bien présente en Espagne, toujours déchirée face à la mémoire de quatre décennies d’autoritarisme. D’anciens militants communistes où anti-franquistes ont eux aussi droit à la parole, témoignages touchant et souvent très concrets de la réalité de l’horreur de la dictature.

En 1h40, Serge de Sampigny réussit à dresser un portrait riche de Franco, de ses méthodes et des cicatrices qui balafrent encore aujourd’hui la société espagnole. Bientôt 50 ans après sa mort, l’héritage du dernier dictateur d’Europe n’a jamais fait l’objet d’un réel examen de conscience, preuve de la chape de plomb qui repose toujours sur la mémoire de ses crimes.

Marius Joly

Franco, le dernier dictateur, de Serge de Sampigny, France. Diffusé sur France 2 en 2025.

3 questions à Serge de Sampigny

Vous avez réalisé plusieurs documentaires sur Mussolini, Staline, Pétain… Qu’est ce qui différencie Franco des autres dictateurs du XXème siècle ?

Je pense qu’il y a des dictateurs dont on parle beaucoup, Hitler, Staline… Il y en a dont on parle un petit peu moins, comme Mussolini, et il y en a dont on ne parle pas du tout comme Franco. Hors Franco est celui qui a le mieux réussi puisqu’il est resté en place 39 ans, beaucoup plus que les autres dictateurs qui ont pris le pouvoir pendant l’entre-deux guerre. Ce qui m’a intéressé c’est de montrer comment cet homme de pouvoir, décrit comme pas très intéressant, pas très intelligent, a fait pour tenir aussi longtemps.


Une des grandes différences entre Hitler et Mussolini d’un côté et Franco, c’est que Franco n’est pas un révolutionnaire, c’est un conservateur. Hitler et Mussolini veulent transformer leur peuple, créer un Homme nouveau, c’est un des éléments constitutifs du totalitarisme. Franco, lui, est complètement tourné vers le passé, il ne cherche pas à changer les esprits mais à les ramener en arrière. L’autre différence c’est que Franco est peut-être encore plus sanglant que les autres. Mussolini n’extermine pas ses ennemis, il utilise l’assassinat mais pas de manière aussi organisé. Franco, c’est l’extermination, d’abord sauvage puis très organisée, avec des procès militaires. Il est tellement indifférent à la souffrance d’autrui qu’il a un caractère sanglant de fait.

Dans le film, on voit énormément d’images d’archives. On peut penser que l’accès à l’information et à l’image est rarement facile en dictature, comment avez-vous eu accès à tant de matière ?

Il y a plusieurs périodes et plusieurs documentations différentes. Pendant la guerre d’Espagne, des centaines de reporters du monde entier sont venus. Ils ont écrit et ils ont filmé ce qu’il se passait. Il y avait sûrement des restrictions mais souvent ça a été assez libre. C’est ainsi que des reporters de Pathé-Gaumont ont pu assister au début de la guerre civile en Andalousie, où il y a eu tant de massacres. 

Après la guerre civile, on rentre dans une dictature ou les images sont plus contrôlées. Mais même à cette époque on a beaucoup de matière, notamment filmées par le régime. Franco, à la différence de Salazar, adorait les caméras. Dès qu’il se déplaçait en Espagne il était accompagné de caméras. Il faisait des excursions filmées qui étaient appelées les NO-DO. Ce sont évidemment des images qui le montrent sous son meilleur jour mais si on sait les traiter, les monter, qu’on les accolent avec des interviews d’anti-franquistes elles peuvent être très intéressantes. Il faut prendre le pouvoir sur ces images-là, par la musique, les commentaires…

Vous donnez la parole à plusieurs témoins franquistes, de son petit-fils à la Fondation Franco. Vous aviez également interrogé des anciens SS pour un autre documentaire. En quoi est-ce que c’est important pour vous de donner la parole aux protagonistes ou aux héritiers de ces régimes ?

C’est très important. Quand il y a des guerres, il y a deux camps. Si on veut comprendre ce qu’il s’est passé c’est primordial de pouvoir entendre leur parole. J’avoue que je suis effaré, révulsé par Franco, mais ça ne m’empêche pas de pointer les failles, les erreurs et les crimes du camp Républicain aussi. Mais surtout j’essaye de raconter comment les gens prennent des décisions. Il y a quelques années j’ai interviewé vingt SS, y compris des Français. Je ne vais ni les voir en les insultant, ni les voir en leur disant que je suis d’accord avec eux, je vais les voir en leur disant : qu’est ce qui vous a amené à faire ce que vous avez fait ? 

Je pense que le point de vue du bourreau est un point de vue intéressant parce que ce sont eux qui déclenchent les grands cataclysmes. Si on veut comprendre les mécanismes qui pourraient se reproduire dans l’avenir, il faut comprendre ce qu’il s’est passé. Parce que ce que je crois, c’est que beaucoup d’entre nous peuvent, en croyant bien faire, se laisser égarer par la propagande et partir dans des combats criminels. Avec les franquistes, les SS, les fascistes on a des exemples qui sont faciles à analyser.

Propos recueillis par Marius Joly