Si sur la forme, Gabriel Tejedor confirme ses talents de documentariste, déjà salués par la critique lors de la sortie de son troisième long-métrage documentaire, « Kombinat » en 2022, le récit fait de la vie de Svetlana Staline suscite des interrogations.
« Comment vivre quand on est la fille de Staline ? ». Telle est la question à laquelle le documentaire tente de répondre. Le troisième long-métrage de Gabriel Tejedor, journaliste et documentariste suisse, s’ouvre sur des images de la campagne russe, berceau de l’enfance de Svetlana Allilouïeva, de son vrai nom. Un nom choisi à l’âge adulte, celui de sa mère, pour échapper à la filiation paternelle écrasante contre laquelle elle lutta toute sa vie.
Dès les trois premières minutes, la mécanique du film qu’a choisi le réalisateur se révèle aux spectateur · ices. Entre deux séquences d’interviews d’expert · es et témoins d’une part, et d’images d’archives d’autre part, des illustrations animées offrent des moments de respiration bienvenus et parfaitement maîtrisés. Couleurs chatoyantes, graphisme efficacement simple et soigné, inspiré du constructivisme soviétique des années 1920, se mêlent à des images d’archives en noir et blanc ou sépia, apposées sous forme de collages qui s’animent à leur tour.
Le travail de recherches d’archives est d’ailleurs remarquable, tant les images sont nombreuses et riches, parfois même issues de collections privées. On y voit Svetlana avec des ami · es alors qu’elle est cachée en Suisse, image inédite, laissant planer la question du rôle des films et photographies d’amateur · ices dans la reconstitution d’une vie.
Un personnage à la destinée féministe …
Outre ces aspects techniques et artistiques, les moments qui semblent les plus justes, et qui sont aussi les plus émouvants, sont les extraits des écrits de Svetlana elle-même. Lue par une voix différente de la voix off principale, une voix de femme au léger accent russe, Svetlana semble renaître pour apporter sa version de l’histoire. Dans cette voix, avec ses mots, elle se ressaisit du récit qui est fait de sa vie. « C’était très important pour moi de la laisser s’exprimer, même si ses mémoires sont parfois des arrangements avec la vérité », souligne Gabriel Tejedor.
Mais ces extraits sont trop peu nombreux, trop courts. Il faut presque lutter pour s’attacher au personnage dont on dresse la biographie, tant les spectateur·ices sont poussé·es à une forme d’antipathie envers cette femme au destin brisé.
La promesse était pourtant pleine d’espoirs d’un nouveau documentaire sur « La princesse du Kremlin ». « Sa liberté m’a touché. Même si elle ne se disait pas féministe, sa vie est une véritable prise de pouvoir. » Mais le long-métrage de Gabriel Tejedor n’échappe pas à l’écueil des biographies de femmes et apparaît comme une tentative manquée de dresser le portrait d’un être libre, qui toute sa vie durant, a tenté d’exister par et pour elle-même, loin des conventions imposées par sa filiation, ses origines et sa condition de femme au XXème siècle.
… écrasé par les hommes de sa vie
Des figures d’hommes, ceux qui ont jalonné sa vie, se succèdent, faisant parfois d’elle un personnage quasiment secondaire. Son père, évidemment, tient l’un des premiers rôles de sa vie. Joseph Staline est présenté comme un simple père de famille aimant, euphémisant ainsi l’emprise psychologique qu’il exerçait sur elle. Dès l’adolescence de Svetlana, le dictateur soviétique lui impose des habits couvrants, et envoie au goulag son premier amour.
Ce documentaire apparaît même, au fil de certains extraits, comme un outil visant à condamner à nouveau les crimes de Staline et du régime soviétique, alors que là n’est pas le propos. Bien que le but soit de poser un contexte historique pour mieux comprendre le destin de Svetlana, les liens tissés avec la violence brutale de son père manquent souvent de pertinence.
Puis vient le tour de ses amants. Ses histoires d’amour et de mariage, heureux et malheureux, sont révélées au grand jour et analysées par les experts interrogés. Ces dernier·es usent de techniques qui se rapprochent d’une psychologie de comptoir, tentant de résoudre un nœud oedipien. Svetlana choisirait « ses compagnons dans le seul but de provoquer son père » à un moment, ou se marierait par raison « pour se réconcilier » avec ce dernier à un autre. Son attrait pour les hommes plus âgés ne serait pas une coïncidence mais une volonté dissimulée de retrouver une figure paternelle.
Un pari perdu
Si ces paroles sont issues des interviews, le réalisateur ne peut se défaire d’une responsabilité des propos tenus dans son documentaire. De même, la voix off serait l’outil idéal pour émettre un mise à distance, proposer une autre lecture. Au contraire, celle-ci abonde dans le même sens. Le réalisateur se défend pourtant d’avoir souhaité faire un portrait psychologisant de Svetlana. Ce décalage entre ses intentions et le résultat déçoit.
Rarement, on parle d’elle comme femme de lettres. Ses mémoires, best-seller qui lui rapporta 2,5 millions de dollars, n’est que rarement mentionné pour sa qualité d’écriture, pourtant réelle. Rarement, on l’évoque comme une femme rusée réussissant à s’extraire d’une dictature qui l’enfermait et des dogmes de son époque. Au contraire, le documentaire les épouse. Tout comme il se prête au jeu – fusse involontairement – du discours du parti communiste soviétique qui la présenta au monde comme une femme instable, frivole ou traîtresse. Sa biographe canadienne, Rosemary Sullivan, interviewée dans le documentaire, démontre en filigrane qu’une autre voix était audible, si tant est qu’on sache l’écouter.
Enora Foricher @EnoraForicher
Naître Svetlana Staline, de Gabriel Tejedor, Suisse,1h20, 2023