Avec son film, Rachid Bouchareb revient sur l’affaire Malik Oussekine et celle moins connue d’Abdel Benyahia. Deux jeunes hommes tués par les forces de l’ordre et dont le souvenir fut occulté par la mémoire collective.
« La vérité de cette vie, ce n’est pas qu’on meurt, mais qu’on meurt volé. » Terrible phrase que celle de l’écrivain Louis Guilloux inscrite en couverture de son chef d’œuvre Sang noir publié en 1935. Elle pourrait servir de miroir aux assassinats de Malik Oussekine et Abdel Benyahia le 6 décembre 1986. Deux jeunes hommes de 22 et 20 ans, dépossédés de leurs vies, de leur futur et d’une véritable reconnaissance mémorielle et historique. Malik, bastonné et tué par les voltigeurs du Ministre de l’Intérieur Charles Pasqua, brigades policières motorisées qui réprimèrent les mouvements étudiants contre la loi Devaquet sur la réforme des Universités. Abdel, assassiné d’une balle dans la tête par un policier ivre devant un bar de Pantin, le même soir, alors qu’il tentait de séparer un groupe de jeunes pendant une rixe.
Une même injustice, thème si cher au réalisateur Rachid Bouchareb, qui « a l’impression de toujours faire le même film ». Avec Nos Frangins, le réalisateur franco-algérien clôt le triptyque débuté par Hors-la-loi et Indigènes. Ce film politique participe au travail de mémoire, toujours à vif. Ici, l’essentiel n’est pas tant dans la mise en scène qui suggère tout en retenue, aborde avec dignité la violence, que dans la sobriété du jeu des acteurs et l’écriture des dialogues.
Même économie dans l’écriture des deux personnages fictifs du récit. Ousmane (formidable Wabinlé Nabié) veilleur de nuit à la morgue, chante pour ses morts et tente, drapé dans son humanité, de redonner une identité et une dignité à ces corps sous linceuls « Toi tu as un nom, Malik. Toi tu n’en as pas … ». Daniel Mattei (sombre et taiseux Raphaël Personnaz), d’une ordinaire lâcheté, fuyant du regard les familles, soumis à l’appareil d’État, comme ce voltigeur assassin : « j’ai suivi les ordres ». La lumière refuse toujours d’éclairer son visage.
Le spectateur retrouvera cette sincérité dans les personnages réels, à commencer par la famille Oussekine avec Sarah et Mohamed. La sœur, dont le visage oscille entre ombres et lumières chaudes, ne peut se résoudre à la mort de son frère et dit à sa mère : « s’il était mort, la police t’aurait prévenu, c’est la procédure ». Son chagrin silencieux (porté jusqu’à l’épure par Lyna Khoudri) lorsqu’elle reconnaît le corps de Malik à l’Institut Médico-légale (IML) en compagnie de son frère. Mohamed, fort et fragile, fait les cent pas dans la morgue, se révolte contre la froideur de l’IML en serrant le corps tuméfié de Malik. La violence de ses cris, de son regard, de sa rage, prend le spectateur aux tripes. Reda Kateb (dans un rôle dense et viscéral) avait neuf ans au moment des meurtres. Il s’efface derrière l’histoire de ces frères qui se connaissaient finalement si peu. La famille d’Abdel, à qui la police cache la mort de ce dernier, participe elle aussi à cette véracité dans une mise en abîme effroyable. Le père, incrédule puis touchant de naïveté, (bouleversant Samir Guesmi), refuse les ennuis avec la police puis chancelle lorsqu’il apprend la mort d’Abdel par son autre fils, qui n’a de cesse de chercher la vérité.
Rachid Bouchareb dresse le portrait d’une France, des années 1980 qui fait écho à celle d’aujourd’hui. Une scène de rencontre fictive entre les deux familles permet de dresser un pont, entre ces deux victimes des mêmes violences policières. Des archives de manifestations soutenues par le titre Malavida de Manu Chao, montrent aussi le racisme d’État et la violence décomplexée de Charles Pasqua. Rachid Bouchareb ne se prive d’ailleurs pas de signaler la réintroduction de ces brigades par le préfet Didier Lallement avec ses BRAV-M (Brigades de répression des actions violentes motorisées) durant la crise des gilets jaunes en 2018.
Dans une scène où la commémoration est vue au travers des barreaux d’une porte, comme une mémoire qu’on chercherait à occulter, le réalisateur pose la question essentielle : celle du difficile rapport de la France à ses erreurs passées. Car qu’est-ce qu’un pays qui refuse de regarder son Histoire en face ? Rachid Bouchareb a bien compris que pour sauver le présent, il faut d’abord réparer le passé. Trente-six ans plus tard, le « Plus jamais ça » de la dernière image semble bien ironique.
Vivien Latour
Nos Frangins
Rachid Bouchareb
FRA/ALG, 92 min.