A l’occasion de la diffusion en avant-première du film Nos Frangins au Festival International du Film d’Histoire de Pessac, le réalisateur Rachid Bouchareb et les acteurs Lyna Khoudri, Reda Kateb et Raphaël Personnaz ont répondu à nos questions.
Vous avez expliqué que pour le tournage de Nos Frangins, 35 ans après les faits, c’est votre « horloge personnelle qui s’était déclenchée ». Pensez-vous que le temps est venu, pour la France, de déclencher son « horloge nationale » afin de réveiller une mémoire douloureuse ?
Rachid Bouchareb. On se réveille un jour, ça arrive. Avant, c’était mai 68 puis 1986, donc on a un réveil tous les 20 ans. Le dernier c’était les gilets jaunes mais c’est en marge du film. Ce film était programmé mais j’en avais d’autre films à faire, surtout Indigènes puis Hors-la-loi. Celui-là est le troisième volet. Je ne me colle jamais à l’actualité. C’est difficile de faire du cinéma en étant collé au présent. J’ai vécu cette période. Elle m’a beaucoup marqué. Toutes les archives que vous voyez dans le film sont des images que j’ai vues à l’époque dans lesjournaux télévisés de Bernard Rapp ou Claude Sérillon.
Vous mêlez ces images d’archives avec des images de fiction. Parfois, on a l’impression de ne plus distinguer entre les deux. Pourquoi ce choix ?
Je voulais intégrer les seconds rôles qui étaient le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua et le Premier Ministre Jacques Chirac. Je voulais que le spectateur entende leurs discours de l’époque, mais aussi montrer cette mobilisation nationale importante dans toutes les villes de France. La reconstitution ne permet pas tout cela. Dans le montage, mêler ces deux types d’images permettait de narrer une histoire universelle et contemporaine.
Pourquoi ce choix de ne pas intégrer les mères de Malik et Abdel dans le film, comme a pu le faire Disney+ dans sa série Oussekine ?
Aïcha Oussekine est suggérée dans une scène avec Sarah, la sœur de Malik(incarnée par Lyna Khoudri), qui l’appelle au téléphone,.L’autre mère n’existe pas, c’est vrai, mais elle est suggérée également quand vous voyez les réunions de famille. J’aime bien parfois ne pas aller jusqu’au bout. Quand je fais un film de guerre comme Indigène, on ne voit pas une goutte de sang. Mais tout le monde me dit « quel film violent ! » Pour moi les mères sont présentes. C’est bizarre. Je suis peut-être le seul à le sentir. C’était sans doute trop douloureux. Le drame des familles et des mères, j’ai tellement vu ça dans mon enfance,. La guerre d’Algérie n’est pas loin. Il y a eu tant d’anonymes qui ont été tués, des jeunes dans le même âge ou un petit peu plus âgésque Malik.
Vous ne mettez pas en scène la mort d’Abdel et vous suggérez celle de Malik avec la course-poursuite et son passage à tabac sans montrer frontalement la violence. Pourquoi ?
C’est un choix délibéré. Pour moi, le regard du père d’Abdel apprenant la mort de son fils est bien plus puissant qu’une scène explicite. On fait des choix et on s’y tient.
Lyna Khoudri. Je pense que c’est aussi la force du cinéma de Rachid. La suggestion est parfois plus forte que de regarder les choses frontalement. C’est ce qui fait son ADN. Cela permet aussi au spectateur d’être dans l’imaginaire quand il y a du hors champs. Le spectateur se créée mentalement des images et c’est ce qui lui permet de rester actif.
Reda Kateb. Il s’agit d’être à côté de deux familles qui vivent cette déflagration et d’essayer de créer avec les spectateurs une forme de rencontre intime. J’aime sortir d’une salle et avoir l’impression d’avoir rencontré des gens. Si on me propose trop de rencontres en un minimum de temps ça devient du speed dating. Un film, c’est une matière délicate. A l’exemple du personnage joué par Raphaël Personnaz, il ne fallait pas donner une vision manichéenne de la police. Il y a dans ce film des personnages débordés par un moment de l’Histoire qui raconte quelque chose de notre société. Si Rachid avait filmé la mort d’Abdel devant le bar à Pantin, nous aurions été ramenés à quelque chose de l’ordre du fait-divers.
Raphaël Personnaz. Mon personnage est un des personnages fictifs avec celui du gardien de la morgue. C’est un lâche ordinaire, qui a des états d’âme mais reste pris dans une chaîne de commandements qui l’enferme totalement. Il fallait l’exprimer avec une dimension humaine, pas uniquement documentaire.
On peut penser que vous avez rencontré une double difficulté, entre un État qui ne veut pas se souvenir, et des familles qui existent encore. Avez-vous eu peur de rouvrir des plaies ?
Rachid Bouchareb. Oui, ça compte pour moi.J’ai tenu à parler avec un membre des familles. La sœur de Malik, Sarah, m’a donné quelques informations pour ne pas partir sur des choses fausses. Reda a pu avoir des informations sur Mohamed, l’autre frère de Malik.
Reda Kateb. On a aussi travaillé à partir des archives. Moi j’ai des souvenirs intenses de 1986.J’avais neuf ans et ma mère m’a emmenéà ces manifestations. C’est à cet âge là que j’ai eu ma toute première prise de conscience des violences policières. Je sentais bien quand même, dans les années 80 avec un père immigré algérien, que c’était compliqué. Que parfois sur un contrôle de police, mon père avait pu partir en fourgon au commissariat. C’était une France quand même très marquée par le racisme.
Il existe des images d’archives de mon personnage, interviewé dans le Quartier Latin, de nuit.On sent sa stupeur. Il ne comprend pas ce qui est en train d’arriver. Il est vraiment sous le choc. Cette vidéo, il m’est arrivé pendant le tournage de la regarder régulièrement, comme si elleme rappeler à une forme de responsabilité.
C’est une histoire purement française, tout comme Indigène. Pourquoi le cinéma français a du mal à se saisir de ces histoires là ?
Rachid Bouchareb. On me pose toujours la question et je n’ai pas la réponse. La France prend beaucoup de temps avec l’Histoire. Peut-être que les nouvelles générations de cinéastes apporteront le changement de ce point de vue. Bien sûr, cette histoire se passe au cœur de l’immigration, dans les restes de la colonisation. Mes sujets sont là, mon vécu m’y amène. Peut-être que ça prend du temps pour que des Français aux origines multiples, immigrés ou autres, accèdent aux écoles de cinéma, de journalisme.
Comment expliquer, au-delà de la volonté politique de l’époque, que l’affaire Oussekine ait occulté dans la mémoire collective ce qui s’est passé pour Abdel ?
Reda Kateb. Pour moi, Malik Oussekine est devenu un symbole. Même s’il a fallu attendre autant d’années pour qu’il y ait un film de cinéma qui en parle, ça a marqué toute une génération. En évoquant aussi Abdel on rend justice dans ce film à tous ces anonymes dont la liste est interminable.
Rachid Bouchareb. Mais Nos Frangins ne pouvait exister sans Abdel. Personne ne connaissait réellement cette histoire. Une seule personne en a parlé, c’est Renaud, qui a chanté pour Malik et Abdel, c’est le seul qui a saisi ce qui s’est passé. Sa chanson a donné le nom du film.
Reda Kateb. Ce qui nous a réuni, c’est cette responsabilité, ce n’est pas anodin. C’est récent, contemporain, occulté. Le geste de cinéma, dans la mise en scène sobre qui cherche la justesse, notre jeu qui choralement ne cherche pas la performance, comme le disait Samir Guesmi qui joue le papa d’Abdel dans le film, c’est une manière de présenter nos condoléances à la famille.
Interview et photos réalisées par Vivien Latour