Historienne spécialiste de l’histoire des femmes et du genre, Françoise Thébaud a longtemps étudié la condition féminine au temps de la Première Guerre mondiale. Entretien.
François Thébaud est historienne, professeure émérite, membre du comité de rédaction de la revue Clio. Crédit : Ysé Rieffel
Quelles sources aviez-vous à disposition pour écrire l’histoire des femmes dans la Première Guerre mondiale ?
Il y avait, d’une part, toutes les sources classiques des historiens, c’est-à-dire les archives policières, judiciaires, les documents administratifs ou encore la presse. D’autre part, dans l’écriture de l’histoire des femmes, on a toujours aussi essayé de chercher des sources émanant des femmes. On a beaucoup puisé dans les correspondances. Les hommes et les femmes ne se sont jamais autant écrit que pendant la Première Guerre mondiale. Mais il y a aussi les livres écrits par les femmes sur l’expérience de guerre et parfois même des autobiographies. À certains moments, je pouvais encore faire ce que l’on appelle l’histoire orale, c’est-à-dire rechercher des femmes pour les interviewer sur la période de guerre.
Vous parlez de l’importance des lettres échangées pendant la guerre, qu’est-ce que les correspondances ont pu mettre en avant ?
Tous les historiens qui travaillent sur la guerre utilisent les correspondances. Ce qui est intéressant à voir, ce sont les évolutions dans le couple. L’homme est parti et c’est la femme qui doit assumer les responsabilités au foyer, s’occuper des enfants parfois tout en travaillant. Pour moi la guerre est une période de surmenage pour les femmes qui assument toutes les tâches. D’autant plus que toutes les lois sociales sont suspendues pendant la guerre. Donc il n’y a pas de limites au travail des femmes qui peuvent travailler douze heures par jour et la nuit.
Les hommes sont confrontés à une guerre inédite, ils se retrouvent dans une guerre de tranchée très meurtrière, qui les affecte. De leur côté, les femmes commencent à avoir un peu plus de responsabilité dans la société. Donc ce n’est pas véritablement une inversion des rôles mais c’est un brouillage des rôles, qui a la fin du conflit va bousculer l’ordre social. Dans les correspondances ont voit notamment les paysans, nombreux à l’époque et très mobilisés, qui essayent de donner des conseils à leur femme. On remarque cette volonté de garder l’autorité paternelle.
Comment la presse a pu s’emparer du rôle des femmes dans la guerre ?
En France, il y a une mobilisation des femmes au service de la patrie pendant la guerre. Progressivement lorsque la guerre dure, il faut remplacer les hommes au travail. Les femmes vont devenir serveuse de café, conduire des bus, livrer le charbon etc. Ces figures nouvelles qui apparaissent dans l’espace public conduisent à des commentaires de la part des journaux. Certains ont très peur de ce qu’ils appellent la “masculinisation” des femmes. Par le fait qu’elles entrent dans des métiers masculins et qu’elles risquent d’adopter des attitudes masculines.
Vous parlez de bousculement de l’ordre social, la guerre a-t-elle été facteur d’émancipation pour les femmes ?
L’histoire est une discipline de la nuance. Ce n’est pas tranché. Pour moi la guerre n’a pas totalement émancipé la femme, elle l’a relativement fait. Après la Première Guerre mondiale, les Françaises n’obtiennent pas les droits de votes qu’elles pensaient obtenir parce qu’elles avaient participé à l’effort de guerre. Il n’y a pas non plus de modification du code civil, demandée par les féministes. La femme reste sous la tutelle de son mari. Il y a aussi la fameuse loi 1920, qui interdit toute information sur la contraception et l’avortement. Celle de 1923 punit plus fortement. Les élites politiques et une partie de l’opinion publique considèrent que le rôle des femmes en lendemain de guerre est de repeupler le pays.
Le seul acquis des femmes c’est le décret Bérard de 1924 qui aligne l’enseignement secondaire féminin sur l’enseignement secondaire masculin. Il y aura dans l’entre-deux guerres de plus en plus de filles bachelières donc de plus en plus d’étudiantes. Ce qui permet qu’il y ait de plus en plus de journalistes, d’avocates, de professeures, de femmes médecins etc. Cet acquis profite essentiellement aux jeunes filles de la bourgeoisie.
Qu’est-ce qui a réellement changé au lendemain de la guerre pour les femmes?
Il y a eu beaucoup de transformations au niveau du travail. Avec la guerre, la France a perdu 1,4 millions de soldats, d’hommes à remplacer. Il y a plus d’opportunités professionnelles pour les femmes après la guerre en tant qu’ingénieur, médecin, institutrice, professeure. Une des conséquences sera aussi une féminisation du secteur tertiaire. On a trouvé pendant la guerre qu’elles étaient plus ponctuelles, plus minutieuses et qu’elles accueillaient mieux le public que les hommes.
Quelle place pour le féminisme avec la Première Guerre mondiale ?
Avant 1914, le grand combat des féministes c’est le droit politique. Lorsque la guerre éclate, dans tous les pays belligérants, la grande majorité des féministes se rallient aux unions sacrées. Il y a cette phrase que je cite souvent, prononcée par Jane Misme dans le quotidien La Française en décembre 1914. “Tant qu’il y aura la guerre, les femmes de l’ennemi seront aussi l’ennemi.“ Et non plus, sous-entendu, nos sœurs de combat. J’appelle cela la suspension de l’internationalisme et du pacifisme d’avant-guerre. Les féministes suspendent leurs revendications pour aider la patrie dans son combat. Sauf une petite minorité qui va rester pacifiste. Cette petite minorité est pourchassée par les autorités et accusée de trahir la cause nationale.
Propos recueillis par Ysé Rieffel