[FIFH 2021] Briser le tabou des traîtres de la Résistance

Auteurs du documentaire “Des traîtres dans la Résistance”, le réalisateur Patrick Benquet et l’historien Fabrice Grenard expliquent les arbitrages qu’ils ont dû effectuer pour raconter cette histoire à travers six personnages controversés.

Pourquoi les Allemands ont-ils recruté des Français pour infiltrer la résistance ? 

Fabrice Grenard : Les Allemands ont eu très peur de manquer d’informations sur la Résistance, car ils avaient en mémoire ce qu’il s’est passé en 1871 avec le phénomène des francs-tireurs. Pareil en 1914, avec une résistance très forte qui s’est développée dans l’est de la France. Cette peur les a tout de suite poussés à vouloir infiltrer ces nouveaux réseaux. La Gestapo, qui n’avait opéré jusque-là qu’en Allemagne, se retrouve sur un territoire étranger. Même les agents allemands qui parlent français ont une pointe d’accent, d’où ce système de recrutement dans la population autochtone. 

Pourquoi avoir choisi de montrer six traîtres en particulier ?

Patrick Benquet : C’était un choix d’opportunité avec les documents que l’on avait à disposition, mais aussi lié au grand nombre de résistants capturés en raison de leur trahison.  

F.G. : Il a aussi fallu aller à l’essentiel. Nous devions montrer les motivations différentes qui peuvent être celles des traîtres : l’idéologie, l’argent, la peur et puis la pression sur la famille.

Peut-on juger de la même manière des hommes qui ont chacun agi pour des raisons différentes ? 

F.G. : En histoire, on ne juge pas. On essaie simplement de comprendre et d’établir des bilans. Quelles que soient les motivations, on l’a vu, le bilan de leurs trahisons fut catastrophique. Mais il faut aussi comprendre pourquoi des gens, qui étaient au départ ordinaires, ont basculé dans ce système. On voit effectivement des trajectoires différentes, mais on n’émet jamais de jugement.

Que sont devenus tous ces traîtres ? 

F.G. : On dit qu’il y a eu plusieurs dizaines de milliers de V-Mann (le nom donné à ces agents doubles par les Allemands, ndlr). Près de 18 000 ont été retrouvés par les cours de justice après la guerre. La trace de certains a été perdue et cela suscite encore des fantasmes. 

Comment avez-vous procédé pour trouver des images inédites ?

P.B. : Notre documentaliste a produit un énorme travail. Cela a été un de mes documentaires les plus agréables à réaliser.

F.G. : Nous avons essayé de retrouver les portraits de ces traîtres, mais aussi d’utiliser au maximum les archives écrites. Nous aurions pu faire de la reconstitution historique, mais cela ne marche pas souvent. Nous avons finalement choisi de faire parler les écrits des résistants qui lisent leurs procès-verbaux, avec des images d’archives pour illustrer.

Des documents sur la Deuxième Guerre Mondiale ont été déclassifiés il y a 6 ans, mais en reste-t-il qui ne l’ont pas été et qui concernent certains traîtres ?

F.G. : L’enjeu n’est plus le problème de la classification, mais celui des inventaires. Pour qu’un chercheur puisse utiliser des archives, il faut deux choses : qu’elles soient ouvertes et qu’elles soient inventoriées. De fait, il y a encore un certain nombre de fonds qui ne sont pas inventoriés, et donc inutilisables. Il faut attendre que les archivistes fassent leur travail. Mais les archives s’auto-alimentent. Les derniers témoins disparaissent et quand un résistant meurt, sa famille transmet souvent ses documents.

Vous pensez qu’il reste beaucoup de témoignages ?

F.G. : Non, il y a beaucoup plus de documents ouverts que de fichiers qui restent à lire. Mais il y a aussi la question de l’histoire qui change de regard, selon la période dans laquelle on vit. Ce documentaire n’aurait pas été possible il y a vingt ans, parce qu’il aurait fait trop de mal aux résistants toujours en vie. Aujourd’hui, on peut en parler plus librement parce qu’ils ne sont plus là.

On vit une période où il est beaucoup question d’histoire, du général De Gaulle, de glorification du passé… Ce film ne va-t-il pas à l’encontre de tout ce qu’on nous apprend en brisant le mythe de la France résistante ?

F.G. : Le film illustre plutôt une manière d’étudier l’histoire qui, aujourd’hui, n’hésite pas à s’emparer des problèmes que l’on n’abordait pas il y a 30 ans.

P.B. : En ayant une culture basique de la Résistance, j’ai quand même été stupéfait pendant nos recherches de voir à quel point tous les réseaux étaient infiltrés. En 1943, Hitler reçoit un rapport terrifiant qui détaille tout l’organigramme de la Résistance. Très facile à infiltrer, elle n’en fut que plus héroïque.

F.G. : C’est une lutte totalement asymétrique. On a des professionnels de la traque policière contre des néophytes de l’univers clandestin.

Comment la Résistance a-t-elle fait pour réussir à maintenir ses activités ?

P.B. : Quand un résistant tombe, un autre se relève !

F.G. : Et puis la cause était légitime ! Prenez tous les conflits du XXe siècle. Sur le terrain, au Vietnam, les Américains étaient victorieux. En Algérie, l’armée française aussi. Mais à partir du moment où la légitimité est dans l’autre camp, c’est toujours elle qui finit par l’emporter.

Est-ce que vous n’exagérez pas le rôle d’Henri Frenay dans la Résistance en centrant le film sur sa traque ?

F.G. : Il a fallu adopter le point de vue allemand. Il n’était pas question de résumer la question à Henri Frenay, mais il était bien un problème majeur : il n’était pas un résistant comme les autres. C’était un officier, qui avait des contacts à Vichy et qui dirigeait « Combat », le seul mouvement qui a tenté d’exister sur les deux zones (libre et occupée, ndlr). Les Allemands avaient peur qu’il fasse basculer avec lui l’armée d’Armistice pour préparer une guerre de revanche. Ils pensaient qu’il était l’élément central. Lorsqu’ils arrêtent Jean Moulin, c’est presque une erreur de leur part, puisqu’ils cherchaient à arrêter Frenay !

Est-ce qu’il y a eu des traîtres qui se sont infiltrés jusque dans l’entourage de De Gaulle ?

F.G. : On l’a craint à Londres. Il y avait une procédure très lourde autour de lui et c’était les services britanniques qui avaient la main. Les Anglais interrogeaient longuement leurs interlocuteurs, et s’il y avait le moindre doute sur un individu, ils le repoussaient. Des personnes n’ont pas pu s’engager parce qu’il y avait un doute sur leur compte. Nous n’avons pas de connaissance d’infiltration au plus haut niveau. 

Qu’est-ce qui obligeait les résistants arrêtés et libérés à revenir jouer les agents doubles ?

F.G. : Ils ne devaient normalement pas revenir. Parfois, la Résistance a même éliminé des membres juste parce qu’ils avaient été libérés, sans savoir s’ils avaient été retournés ou pas. C’est tout le problème du retour de René Hardy (qui mène à la capture de Jean Moulin, ndlr). À partir du moment où il a été arrêté, ils auraient dû couper tout lien.

Sujet à controverse… Vous, vous affirmez que Hardy a livré Jean Moulin ? 

F.G. : Est-ce qu’il a trahi en étant totalement retourné par les Allemands ou est-ce qu’il a essayé de les doubler ? On ne le saura jamais… Il y a eu deux procès et, même s’il n’a jamais été condamné, il y a toujours des doutes. Ce qui est sûr, c’est que c’est lui qui les amène à la fameuse réunion où Moulin est capturé. Frenay a, lui, toujours dit que Hardy ne l’avait pas trahi.

Le film n’en parle pas… mais que pensait Vichy de l’activité de ces traîtres ?

F.G. : Le sujet est très compliqué. Vichy n’aimait pas les agents qui travaillaient pour toute forme de puissance étrangère. Que ce soit les Anglais, les Soviétiques ou les Allemands. Donc le régime avait ses propres services secrets, qui traquaient ces agents en zone libre. Ils ont même fait exécuter des agents qui travaillaient pour les Nazis.

P.B. : Nous avons un peu abordé le sujet, mais dans un documentaire comme celui, on est obligés de simplifier. Sinon, c’est un autre film !

Maxime Dubernet de Boscq et Anthony Derestiat