Derrière l’objectif

En seulement sept ans de carrière, le photographe Gilles Caron a multiplié les reportages de guerre et les unes de Paris-Match. Mariana Otero décrypte son regard dans un documentaire sobre et saisissant.

Gilles Caron, décembre 1968
(Photo DR Gilles Caron- Fondation Gilles Caron)

« Je ne suis pas fait pour ce métier, je veux une vie de famille », écrit à sa femme le photoreporter Gilles Caron le 4 avril 1970. Quelques jours plus tôt, son agence de presse lui a demandé de se rendre au Cambodge pour ramener des images du conflit qui déchire le pays. Le photographe est usé. Des horreurs, il en a vu assez à travers l’objectif de son appareil. Il rechigne, mais finit par accepter. Sans imaginer que ce reportage serait le dernier. Il disparaît le 5 avril avec deux autres Français sur une route qui traverse un territoire contrôlé par les khmers rouges de Pol Pot. Il n’a que 30 ans et laisse pourtant derrière lui quelques-uns des clichés de presse les plus marquants de la deuxième moitié des années 60.

Dans son documentaire Histoire d’un Regard, Mariana Otero choisit de raconter la vie de ce témoin de l’époque en étudiant ce qu’il reste de son œuvre : 100 000 photos numérisées et compilées sur un unique disque dur. Les premières scènes montrent la réalisatrice les parcourir sur l’écran de son ordinateur. Elle imprime plusieurs dizaines de rouleaux de pellicule, choisit d’agrandir certaines images, les découpe au cutter et les accroche aux murs de son bureau. Une enquête obsessionnelle et passionnée s’organise : son instigatrice veut déchiffrer l’histoire que raconte la photographie.

HISTOIRE D’UN REGARD de Mariana Otero

Le film adopte alors à intervalles réguliers les traits d’un diaporama commenté. Mariana Otero interroge le photographe et glisse de pudiques remarques. « Tu te rapproches des soldats, tu en choisis un. Qu’as-tu voulu montrer en photographiant cet homme plutôt qu’un autre ? » Pour répondre à ses questions, elle utilise des extraits de quelques rares entretiens radiophoniques accordés par Gilles Caron. Tous les ingrédients sont réunis pour recréer l’instant : la magie opère.

Dans l’une des séquences maîtresses, la réalisatrice tente de déchiffrer les secrets de fabrication du cliché le plus célèbre du photographe : la fameuse photo de Daniel Cohn-Bendit, yeux rieurs et visage arrogant, face à un policier casqué, devant la Sorbonne de Paris le 6 mai 1968. Mariana Otero détaille les réflexions qu’il a pu se faire avant d’obtenir le cliché historique. « Tu te rapproches de Cohn-Bendit. Il t’aperçoit. Un accord tacite se crée entre vous […]. » Les images en noir et blanc défilent et permettent de comprendre les mouvements de Gilles Caron dans la foule. Il se retrouve enfin à quelques mètres du leader en puissance de la révolte étudiante, profite du passage d’un contingent de policiers, baisse son appareil pour obtenir une légère contreplongée, et mitraille. La suite de l’histoire est connue de tous.

Pour prendre cette photo, Gilles Caron a dû multiplier les rafales et les points de vue. (Photo DR Gilles Caron – Fondation Gilles Caron)

L’analyse de la photographie de Gilles Caron passionne de toute évidence la réalisatrice. Avec Histoire d’un Regard, elle partage cette curiosité et signe un documentaire fouillé, sobre et captivant. Le film interroge sur le rôle du photographe de presse et dresse le portrait émouvant d’un homme qui a consacré sa vie à raconter le monde aux autres. Jusqu’à s’éteindre sous le feu de l’actualité.

Valentin Després