Dans des vidéos humoristiques, les utilisateurs dénoncent l’influence des réseaux sociaux sur notre manière de parler et de nous comporter. Cette autocritique est le signe d’une crise du langage et du lien social
“ I say that this goofy ahh government have been capping”. Non, vous n’êtes pas sur Tik Tok mais bien IRL. Le mois dernier, la sénatrice australienne Fatima Payman accusait le gouvernement devant la Chambre Haute de manquer aux préoccupations des jeunes. Pourtant, ce discours a suscité une vive polémique au sein de la génération Z, la même que la sénatrice pensait défendre, non pas sur le fond du propos, mais plutôt sur sa forme. Le motif d’indignation ? Être “brain rot”, littéralement atteinte de pourriture du cerveau pour avoir utilisé un ensemble de termes ou d’expressions issues directement de différentes tendances sur TikTok. Une autocritique de l’influence des réseaux sur nos vies devenue elle-même… une tendance sur le réseau social.
Quand communiquer…isole
Des dizaines de blagues enchaînées sans transition, accompagnées d’expressions faciales exagérées, qui donnent un air franchement débile à l’utilisateur qui se met en scène. “Mon rendez-vous finit par être totalement obsédé par le brainrot” ou “ Ton ami qui s’exprime comme un brainrot” peut-on lire en guise de légende. Ambre, étudiante de 22 ans, accepte avec humour la critique, assumant être “peut-être” un peu brainrot. “ Je comprends ce côté un peu débile de fonctionner par références Tik Tok, s’amuse-t-elle. Mais c’est tellement drôle de discuter avec des amis et de pouvoir renchérir sur leurs blagues avec une autre blague glanée sur le réseau social”. Pour la jeune femme, partager ses références avec ses proches permet de créer un univers commun, de sociabiliser et de pouvoir se comprendre plus vite.
Pour la psychanalyste et philosophe Hélène L’Heuillet, s’exprimer à travers des expressions toutes faites est le symptôme d’une crise du langage. “ Parler en slogan gomme toute subtilité d’une situation que l’on veut partager avec celui auquel on s’adresse, analyse-t-elle. Il ne permet pas de comprendre le monde réel, mais seulement d’en véhiculer un cliché.” Paradoxalement, selon la philosophe, partager des références communes éloigne des autres plus qu’elles en rapprochent. “ Il faut différencier le lien, qui se créent avec les semblables, et le commun, qui est l’ouverture à ceux qui ne nous ressemblent pas.” Si se retourner vers ceux qui sont “les mêmes que nous” semble faciliter les échanges, cela nous empêche en réalité de trouver, chez ceux qui sont différents, quelque chose de commun qui nous permet de faire lien. Et finalement, nous isole.
Fausse critique, vraie tendance
Si la critique des réseaux sociaux est devenue un sport de compétition pour certains universitaires, l’autocritique des jeunes sur leurs usages est assez inédite. Ambre en est l’exemple, accusant volontiers Konbini de véhiculer une “culture du vide”. Elle leur reproche d’interviewer régulièrement les individus qui ont buzzé sur les réseaux sociaux pour susciter des clics.
Toutefois, si la critique des réseaux sociaux a lieu bien souvent sur ces mêmes plateformes, cela n’a rien d’anodin d’après Hélène L’Heuillet. “La critique du délire prouve son existence, analyse-t-elle. On critique une manière de faire sur et par les réseaux, pour ensuite mieux l’appliquer dans la vie réelle”. Pour la psychanalyste, la remise en question serait de changer sa consommation des réseaux sociaux, le ”brain rot” est avant tout une nouvelle tendance, plutôt qu’une véritable critique.
Manon Kraemer et Linda Rousso