Dépression, anxiété, suicide : les vidéos TikTok peuvent être un danger pour la santé mentale. Malgré des outils de modération, certains chercheurs soutiennent que le modèle accentue une détresse psychologique déjà existante chez les jeunes
Petit séisme dans le monde des réseaux sociaux. TikTok, la plateforme chinoise qui permet de visionner des vidéos en un temps record et chérie des jeunes, est mise au pilori. La radio publique américaine NPR a révélé début octobre que les cadres de TikTok auraient conscience de l’addiction des jeunes à leur plateforme et s’en féliciteraient. Douze procureurs ont immédiatement poursuivi en justice l’application, notamment le parquet de New York. « Si nous ne demandons pas à TikTok de rendre des comptes, nos enfants en subiront les conséquences. Ce n’est rien de moins que leur santé mentale, physique et émotionnelle qui est en jeu”, a déclaré Russel Coleman procureur général du Kentucky.
Tous collés aux écrans
TikTok absorbe l’attention des plus jeunes. Ils sont même les “rois” de l’économie de l’attention, selon un article des Échos. “C’est une association de plusieurs facteurs”, abonde Sandrine Philippe, chercheuse en sciences de l’information et de la communication à l’université de Lorraine. Des courtes vidéos entre trente secondes et une minute, le lancement automatique de l’application, l’enchaînement rapide, tous les ingrédients sont réunis pour passer du temps à “swiper”, c’est-à-dire à naviguer sur l’application. La chercheuse s’est entretenu avec des collégiens et des lycéens pour son article “Les adolescents face aux stratégies de TikTok”. “Ce qui ressort le plus des témoignages est que les jeunes se connectent quand ils ont cinq minutes à tuer. Quand ils lèvent la tête, il s’est écoulé deux heures. Selon elle, tout le modèle de TikTok “décourage à la déconnexion.”
“Dès que je suis seule, que j’ai cinq minutes devant moi, que je marche ou que je suis dans les transports, j’ouvre TikTok”, témoigne Ambre. “La dernière fois, j’ai fait Marseille-Bordeaux 6 h 30 de trajet et 6 h 30 d’utilisation d’écran.” Pour autant, elle ne se culpabilise pas, mais avoue quand même avoir désinstallé l’application dans des moments où elle avait besoin d’être “efficace”.
L’exploitation des traumatismes comme “business model”
“L’exposition massive à des contenus sur la santé mentale peut avoir un effet néfaste sur des utilisateurs souffrants déjà de troubles psychiques ” dénonce Lisa Dittmer, chercheuse à Amnesty International. L’organisation a publié l’année dernière deux rapports sur les risques de la plateforme sur la santé mentale des jeunes. Les études ont testé l’algorithme de TikTok. Conclusion ? “Certains contenus suggèrent que le suicide est un moyen de soulager sa souffrance”. Grâce à des faux comptes générés par intelligence artificielle, les chercheurs ont pu évaluer, entre 3 à 20 minutes, le temps nécessaire pour tomber sur une vidéo “violente”.“La plupart des adolescents de 16 ans ont déjà été exposés à du contenu choquant et violent (vidéos de viols, meurtres, accidents de la route, mutilations).” Autre découverte, des vidéos générées par intelligence artificielle mettent en scènes des voix qui demandent “Avez-vous déjà imaginé comment votre douleur pourrait disparaître en prenant des médicaments ?”.
Contactée, la branche TikTok France renvoie aux conditions d’utilisation de la plateforme. Dans un article publié sur leur site, l’application s’engage à aider leur communauté “à aborder les questions de bien-être”. Cela passe par des outils de modération ou l’interdiction de certains hashtags qui peuvent être dangereux. “En réalité, la plateforme met plutôt la pression sur les parents pour limiter l’usage, ce qui n’est pas suffisant. Les adolescents changent constamment de hashtags, ce qui rend le suivi parental quasi impossible, et les outils de modération sont inefficaces”, observe Lise Dittmer. C’est tout le modèle économique et algorithmique de l’application qui est à revoir, pour mettre fin à “l’exploitation des émotions et des traumatismes” et proposer un “feed sain”.
Une spirale infernale
Dans le rapport “Pris·e au piège de la surveillance intrinsèque à TikTok” de l’ONG, plusieurs témoignages font froid dans le dos. Un étudiant de 21 ans à Manille témoigne : « Quand je n’avais pas le moral, je pense que 80 % [de mes contenus] étaient liés à la santé mentale. C’est une sorte d’engrenage.” Cette spirale infernale est rendue possible grâce au filtre “Pour toi”, une option de recommandation qui propose des contenus similaires à ceux visionnés plus tôt. Dès lors que le filtre TikTok perçoit un intérêt pour un type de vidéo, quel qu’il soit, l’algorithme suivra. L’ONG indique que 3% des vidéos banalisent la dépression, et 1% vont jusqu’à encourager l’automutilation. Ce dont TikTok se défend sur son site et dans la lettre de réponse à l’étude d’Amnesty International en affirmant que tous contenus « montrant, promouvant ou fournissant des instructions sur le suicide et l’automutilation, et les défis, jeux et pactes qui s’y rapportent » sont interdits.
Au-delà des contenus même proposés par l’application, une étude de l’Université d’Oxford, relayé par le Financial Times montre que l’impact addictif provoque de plus en plus de dépression et de suicides chez les jeunes. Le suicide chez les adolescents de 10 à 19 ans a bondi de 45% an dix ans aux États-Unis.
La peur du vide
Ce modèle de consommation présente aussi un danger, notamment dans la confrontation au vide et à notre identité. La philosophe et psychanalyste Hélène L’Heuillet, autrice du livre Le vide qui est en nous, alerte à la fois sur les risques liés à la dépression, aux insomnies, mais aussi sur la formation de l’esprit critique : “c’est un danger pour la formation de soi, pour le désir, pour le questionnement critique, d’accueillir une sorte de vide nécessaire à la compréhension de soi”. Pour la philosophe, le réseau social érige des barrières avec le monde qui nous entoure et “donne l’illusion qu’on est d’accord avec des personnes qui partagent nos idées.” Une caractéristique dont est consciente Ambre, étudiante de 22 ans. “Ça crée une sorte de bande avec les gens du même monde et qui ont les mêmes références que nous”. Au contraire, pour elle, TikTok permet de créer des liens entre certaines communautés. Quitte à fréquenter des communautés qui nourrissent la détresse.
Linda Rousso et Manon Kraemer