Irlande du Nord : le cinéma comme agent de l’Histoire

Le cinéma britannique s’est emparé du conflit nord-irlandais. Sur un sujet encore sensible et controversé au plan politique et historique, les réalisateurs participent à l’élaboration d’une mémoire et parfois d’une contre-histoire.

30 janvier 1972 à Derry, dans l’Ouest de l’Irlande du Nord. Une marche pacifiste est organisée par une association de défense des droits civiques qui réclame l’égalité des droits entre catholiques et protestants. A sa tête, Ivan Cooper. Malgré son dialogue avec les autorités unionistes et ses tentatives de négociation avec les forces de l’ordre britanniques, la manifestation est déclarée illégale par les autorités anglaises. Elle sera donc sous haute surveillance.

A l’embouchure de la William Street sont postés une centaine d’hommes de la Royal Ulster Constabulary (RUC), police protestante qui agit pour le compte du Royaume-Uni. Des parachutistes de l’armée britannique sont venus avec leurs blindés leurs prêter main forte. Aux slogans succèdent pendant une vingtaine de minutes injures et jets d’objets divers et variés. Les soldats répondent avec des tirs de balles caoutchouc.

Les canons anti-émeutes entrent en scène, et des grenades sont tirées dans la foule par l’armée. Deux hommes s’écroulent sur William Street, blessés par les tirs de fusils d’assauts du premier bataillon de parachutistes. Les premiers témoins comprennent qu’il ne s’agit pas cette fois ci d’une simple répression policière mais bien d’une chasse organisée. De la tribune, les leaders appellent au calme de la population et à ne pas répondre à la provocation. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre, l’armée tire à balle réelle. Le massacre commence alors. Treize personnes sont tuées le jour même, quatorze mourront de leurs blessures.

Bloody Sunday, tel est le nom que l’on donnera désormais à ces tragiques événements. Mais deux lectures de l’Histoire s’affrontent. Qui de l’armée britannique ou de la milice armée irlandaise (IRA) a tiré la première ? Le doute subsiste jusqu’en 2004, lorsque Tony Blair rouvre une enquête qui atteste de la responsabilité de l’armée.

Le cinéma comme dénonciation

Paul Greengrass n’attend pas les aveux officiels pour s’approprier l’événement. En 2002, il réalise Bloody SundayCaméra à l’épaule, il nous entraîne dans les rangs des manifestants à Derry. Quand tout bascule, le spectateur est comme plongé directement dans l’expérience du chaos. Le film assume sa vocation de témoignage, voire de travail mémoriel qui se substituerait au travail historique, encore impossible. Pour lui donner plus de force, le réalisateur, a fait participer le plus grand nombre d’habitants de Derry, mêlant des soldats de l’armée britannique, des anciennes victimes, des républicains et des nationalistes, et les forces spéciales irlandaises, chargées de la sécurité du plateau. C’est par cars entiers qu’il a acheminé les habitants pour tourner leur propre rôle, ce sont les descendants ou les témoins directs qui ont marché en foule.

« Après la fusillade, dans l’hôpital d’Altnagelvin, alors que les cadavres sont allongés dans leur sang à même le sol et que les paras armés parcourent les couloirs, le film nous montre des dizaines de familles, agrippées les unes aux autres dans la souffrance. Ces figurants tragiques sont tous de Derry, beaucoup sont les parents des morts et des blessés du dimanche sanglant. Trente ans plus tard, ils ont demandé à être là, ensemble, pour dire publiquement leur douleur. Voilà pourquoi ces larmes ne sont pas vraiment des larmes de cinéma. »

Christophe Gillissen, spécialiste d’études irlandaises à l’université de Caen confirme que le travail de mémoire n’est pas achevé. « Le conflit nord-irlandais a pris fin il y a presque vingt ans. Les séquelles n’en sont pas moins présentes. Depuis les accords de paix, des associations et organisations se sont créées. Certains n’ont pas tourné la page, consommés par l’amertume. Il s’agit de faire face à son passé, à cet héritage difficile »

Le cinéma comme témoin de l’histoire

Beaucoup de films sur le conflit nord-irlandais ont été tournés alors même que les combats persistaient. 

Quatre ans avant les accords du Vendredi Saint, Jim Sheridan signe Au nom du père. Le réalisateur décide de revenir sur une erreur judiciaire : l’affaire des « Quatre de Guildford ». Parmi ce quatuor, Gerry Conlon, jeune délinquant belfastois, arrêté par la police britannique qui l’accuse d’être affilié à l’IRA. Il est contraint de signer des aveux fabriqués de toutes pièces, qui le mettent directement en cause. A sa sortie, Au Nom du Père est très mal accueilli par la presse britannique. Le Sunday Times l’accuse de « propagande anti-britannique » et de soutien une position pro-IRA. Sheridan se défend d’une telle complicité dans un entretien à Libération. Quand Fabrice Rousselot lui demande pourquoi ne pas avoir « collé » à la réalité si l’un de ses objectifs était de dénoncer les injustices, le réalisateur répond : « Si les quatre Guilford étaient toujours en prison il serait nécessaire de coller à la réalité. Parce que l’objectif serait de les faire libérer. Mon but était de poser mon propre regard sur le film. Ce film va bien plus loin qu’un critique du système judiciaire britannique. Il touche la corde de l’humanité en général. »

Pour Christophe Gillissen, Jim Sheridan a effectué un travail qui ne glorifie ni l’IRA, ni les autorités britanniques. Le réalisateur va d’ailleurs plus loin quant à la responsabilité de son film. Dans un entretien accordé au Los Angeles Times en 1994 il affirme :

« J’espère que c’est évident pour les spectateurs anglais : une des grandes tragédies des bombes de l’IRA est d’avoir permis aux Anglais d’infliger de tels dommages à leur système judiciaire. Et je ne pense pas que c’est anti-anglais de ma part de mettre ça en avant. Les Irlandais, de Swift à Shaw en passant par Oscar Wilde, ont toujours été ceux qui ont permis aux Anglais de se regarder dans le miroir et d’affronter leurs travers. »

Malgré ses aspects fictionnels, Au Nom du Père utilise des images d’archives pour retranscrire la situation catastrophique de l’Irlande du Nord. Elles fonctionnent comme des purs éléments d’informations. Les actualités télévisuelles témoignent également du point de vue du gouvernement britannique, prêt à lutter contre l’IRA en votant des lois anti-terroristes. En outre, le récit second s’attelle à raconter le quotidien d’un Irlandais à Belfast, puis à Londres. Un récit qui dépasse les clivages et dépeint la vie des civils.

Bien d’autres films ont cherché à témoigner de ces longues années de combats larvés. Une cinquantaine de longs-métrages offre les multiples facettes d’une histoire et d’une mémoire encore vives. Il est frappant de voir à quel point l’histoire du cinéma irlandais est indissociable de son histoire coloniale et post-coloniale. Les écrans des cinémas irlandais ont longtemps été submergés par les productions de films hollywoodiens. Avec le conflit nord-irlandais c’est un véritable cinéma qui naît.

Raphaëlle Chabran, Narjis El Asraoui, Audrey Morard et Antoine Roynier

Crédit photo:  ©fsHH

Source: Pixabay