[FIFH 2025] Entretien avec Raphaëlle Branche : « En tant qu’historiens, nous sommes  portés par cette époque qui interroge le rapport colonial »

Raphaëlle Branche est une historienne française, spécialiste des violences en situation coloniale.  Elle a écrit plusieurs livres sur l’histoire de la guerre d’Algérie comme « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? Enquête sur un silence familial » et «  L’embuscade de Palestro: Algérie 1956 ». A l’occasion du Festival international du film d’histoire de Pessac, elle revient sur son travail et les marques du colonialisme qui perdurent aujourd’hui. 

Vous avez consacré votre travail d’historienne à la colonisation de l’Algérie. Pourquoi ce choix exclusif et d’où vous vient ce déclic ? 

R.B. : Cela commence  au lycée, en Première, dans les années 80. Je découvre alors l’existence de la guerre d’Algérie. Je n’ai aucun lien familial avec cette histoire. Je n’en avais jamais entendu parler : c’est fou ! J’ai commencé à travailler sur la représentation de la guerre d’Algérie dans les films et la violence de l’armée française. 

Par ailleurs, les historiens et les historiennes sont des hommes et des femmes de leur époque. Les archives ont été ouvertes pour la plus grande partie au public en 1993. Il y a eu un éveil de la société française dans les années 2000 qui voulait comprendre son rapport à cette histoire coloniale. 

La guerre d’Algérie c’était il y a 71 ans, quel écho espérez-vous de vos œuvres aujourd’hui  ?

R.B. : En tant qu’historiens, nous sommes  portés par cette époque qui interroge le rapport colonial. J’espère que les gens prennent connaissance de mon documentaire et de mes livres qui racontent ce passé. Je fais de l’histoire pour être dans la transmission, pour dialoguer avec la société. 

En 2010, j’ai écrit « L’embuscade de Palestro ». Ndrl : [ livre dans lequel l’auteure évoque l’embuscade du 18 mai 1956 durant laquelle l’Algérie a tendu un piège aux forces coloniales françaises  ]. J’ai voulu comprendre pourquoi cette période a marqué la France en étudiant les points de vues militaires du côté français et algérien. Ce lieu est habité par un siècle de violence. Aujourd’hui toute une société algérienne est bouleversée par la colonisation. Elle en porte les traces et la mémoire. 

Justement, quelles traces peut-on encore observer de cette violence coloniale peut-on encore observer dans les rapports sociaux, les institutions ou le discours politique en France aujourd’hui ?

R.B. : Ces traces de la violence coloniale aujourd’hui, ont beaucoup changé et muté au fil des décennies.  On les retrouve dans les représentations sociales, dans tout ce qui touche  aux stéréotypes, comme le rapport à l’islam, la manière dont on perçoit les femmes qui portent le voile ou les hommes maghrébins. Il y a aussi en France un racisme anti-algérien particulièrement fort et bien documenté par les sociologues.  Cette histoire entre la France et l’Algérie est très longue et très violente. Même si la colonisation du Maroc a elle aussi été violente, l’histoire de  l’Algérie a été particulièrement brutale.

L’Assemblée nationale a adopté ce jeudi 30 octobre une résolution s’attaquant à l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968, qui prévoit un régime spécial pour les Algériens en matière d’immigration et de séjour en France. Quelle est la symbolique de ce vote aujourd’hui en 2025 ? 

R.B. : Le point le plus symbolique est que la toute première proposition de loi ou le premier texte que le Rassemblement National (RN) a réussi à faire voter concerne l’Algérie, et plus spécifiquement la gestion post-coloniale de la colonisation. Ce fait n’est pas anodin, mais en effet symbolique et marquant, car l’Algérie est un sujet fondateur de l’identité du RN (et du Front National à l’origine). La place des Algériens dans l’imaginaire politique des fondateurs du parti, et même au-delà, est particulière et essentielle. Le choix de ce sujet précis par le RN n’est donc absolument pas un hasard.

Selon vous, quelles sont les étapes nécessaires (politiques, mémorielles, éducatives) pour que cette histoire devienne pleinement une histoire partagée plutôt que conflictuelle ?

R.B : Il est crucial, lorsqu’on analyse les récits historiques tenus aujourd’hui en France et en Algérie, de se demander qui porte ces récits. S’agit-il des récits étatiques, des historiens, ou politiques ? L’idée de parvenir à un récit historique identique entre les deux pays n’est pas réaliste. Ce qui est plus constructif, c’est de reconnaître et d’écouter le point de vue de l’autre. L’objectif n’est pas de trouver une « vérité unique », mais d’écouter, de lire, d’échanger et de débattre. L’Histoire est une discipline de débat et d’interprétation. Même si l’on peut établir des faits – ce qui a eu lieu et ce qui n’a pas eu lieu – l’explication et la compréhension nécessitent ces échanges. 

Propos recueillis par Sofia Goudjil