La réalisatrice Anne Véron raconte dans un documentaire la fuite des nazis par la route des monastères et montre que l’Eglise dans son organisation même offrait une structure idéale à qui voulait disparaître. Pour autant, les initiatives sont restées individuelles et aucune responsabilité du Vatican n’a été établie à ce jour.
Anne Véron est une journaliste et réalisatrice franco-italienne reconnue pour ses documentaires d’investigation, notamment sur les liens entre la mafia et l’Eglise. Dans Fuite des nazis – La route des monastères, elle explore un épisode méconnu de l’après-guerre : l’exfiltration de criminels nazis vers l’Amérique du Sud grâce à des soutiens individuels au sein de certains monastères européens. À partir d’archives, de témoignages et d’entretiens avec des spécialistes, elle reconstitue ces filières informelles dont ont profité Adolf Eichmann, Franz Stangl et d’autres fugitifs. Son film met en évidence le rôle ambigu joué par certains religieux, sans directive officielle mais avec une efficacité surprenante. Le documentaire révèle un système discret, né du chaos d’après 1945, et interroge la responsabilité morale de l’Eglise.
Quel est le point de départ de votre enquête ?
Tout est parti d’un podcast, Affaires Sensibles sur France Inter, consacré à Adolf Eichmann. Une phrase évoquait brièvement que l’Église avait contribué à sa fuite. Cette mention m’a interpellée. J’ai commencé à creuser et je suis tombée sur une histoire à la fois fascinante et très peu documentée. Ce manque de recherches m’a donné envie d’aller plus loin et de comprendre ce qu’il s’était réellement passé.
Comment avez-vous commencé vos recherches ? Avez-vous consulté les archives du Vatican ?
Je m’attendais à ce que l’accès soit très compliqué. Finalement, cela s’est révélé beaucoup plus simple que prévu. J’ai expliqué clairement le sujet du documentaire et mes intentions, et l’accueil a été étonnamment ouvert. Je n’ai évidemment pas eu accès à l’ensemble du fonds, mais j’ai pu rencontrer le directeur des archives.
Quelle méthodologie avez-vous adoptée ?
J’ai travaillé aux côtés de l’historien Gérald Steinacher, qui reste la référence absolue sur le sujet. Il a mené dix années de recherches avant de publier son livre “Les nazis en fuite“, et il continue toujours aujourd’hui. À partir de ses travaux, je me suis rendue dans le Sud-Tyrol, puis à Rome, et également à Washington au Mémorial de l’Holocauste, où se trouvent des archives très importantes. Dans les faits, Steinacher ayant déjà exploré le sujet de manière très approfondie, je savais que j’avais peu de chances de découvrir quelque chose qui lui aurait échappé.
Peut-on dire que ces exfiltrations étaient avant tout le résultat d’initiatives individuelles plutôt que d’une organisation institutionnelle ?
Oui, car il n’y a jamais eu d’ordre venu d’en haut. Les filières se sont construites de manière informelle, par le bouche-à-oreille. Une personne savait qu’un prêtre pouvait aider, qui lui-même connaissait un religieux dans un autre monastère, et ainsi de suite. En réalité, ce sont ces initiatives personnelles qui ont fini par former une véritable filière, ce qui rend d’ailleurs très difficile toute idée de responsabilité directe du Vatican en tant qu’institution.
Le contexte géopolitique de l’après-guerre a-t-il favorisé ces fuites ?
Oui il a joué un rôle déterminant. Dès 1947, les services secrets américains connaissaient l’existence de prêtres et d’évêques impliqués. Ce n’était pas aussi secret qu’on pourrait l’imaginer. Et surtout, l’Europe sortait d’un chaos monumental. Des millions de personnes étaient déplacées, souvent sans papiers, et les administrations tentaient tant bien que mal de rétablir des identités. Il suffisait parfois de deux témoins pour valider un nom. Les autorités ne disposaient pas toujours de photos ou de listes complètes. Même Eichmann a longtemps échappé aux enquêteurs faute d’une simple photographie. À partir de 1947, avec le début de la guerre froide, les priorités ont changé. La lutte contre le communisme a pris le dessus, et la traque des criminels nazis a été reléguée au second plan.
De nouvelles recherches ont-elles été lancées depuis votre travail ?
Oui, Gérald Steinacher continue d’enquêter. Il reste encore beaucoup de zones d’ombre, notamment sur des figures comme Josef Mengele, pour lesquelles certaines pistes n’ont jamais été totalement confirmées.
Quelles ont été les principales difficultés rencontrées lors de la réalisation du documentaire ?
La plus grande difficulté concernait la narration. Le sujet est extrêmement complexe. Les archives sont techniques et les identités multiples. À la télévision, il faut rendre les choses compréhensibles en 52 minutes. Cela impose de simplifier sans déformer, de vulgariser sans perdre la solidité de l’enquête. Sur le plan humain, en revanche, j’ai été très touchée par l’honnêteté de certaines personnes, comme Michael Max, le recteur de Santa Maria dell’Anima. Il a été totalement transparent, alors que ces éléments ne sont pas flatteurs pour son Église. L’ampleur exacte de ce réseau reste difficile à évaluer, car presque tous voyageaient sous de fausses identités. On connaît surtout les cas les plus célèbres.
Avec le recul, qu’est-ce qui vous semble le plus étonnant dans cette histoire ?
Ce qui me frappe, c’est que l’Église constituait un réseau idéal. Elle était déjà présente partout, organisée, structurée. Elle disposait de lieux d’accueil, de moyens logistiques et d’un personnel habitué à gérer les déplacements. En quelque sorte, tout était déjà en place. Il aura suffi de quelques initiatives individuelles pour transformer ce réseau préexistant en une filière d’exfiltration efficace.
Propos recueillis par Jean-Baptiste Stoecklin.
