Pendant deux ans, Pavel Talankin, professeur dans une école russe, a documenté en secret l’emprise grandissante de la propagande sur ses élèves, ses collègues et son quotidien. Ce témoignage rare, qui révèle le basculement d’un pays, est devenu un film, Mr Nobody Against Putin, co-réalisé avec le réalisateur américain David Borenstein.
Pavel « Pasha » Talankin est professeur à Karabach, une petite ville perdue au cœur de l’Oural. L’endroit le plus pollué et déprimant du monde, en raison de la présence d’une mine de cuivre à proximité, si on en croit les vidéos Youtube montrées par l’auteur dans son documentaire. Mais pour Pasha, ce n’est pas juste une terre noircie. En tant que responsable des événements scolaires et vidéaste officiel de l’école Karabach n°1, l’enseignant cherche, à son échelle, à apporter un peu de vie.
Pasha aime filmer. Chaque jour, il documente son quotidien en caméra subjective : son chien, son perroquet, les enfants qui jouent dans la neige, les fêtes de l’école, les anniversaires, la cantine, la bibliothécaire (sa mère)… Le spectateur se retrouve embarqué avec lui dans cette petite ville russe, renforçant un sentiment de proximité avec l’auteur.
Pasha aime aussi son métier. Ancien élève de ce même établissement, s’étant senti toujours un peu différent des autres, il a voulu devenir l’adulte auprès duquel les jeunes pourraient être eux-mêmes — sans peur, sans jugement.
Mais ce doux quotidien bascule le 24 février 2022. Vladimir Poutine annonce le lancement d’une « opération militaire spéciale » en Ukraine. Dans les couloirs de l’école, les téléviseurs diffusent en continu des colonnes de chars et de camions en route vers le front. Puis une directive tombe : les « Nouvelles politiques fédérales d’éducation ».
Propagande à outrance
Pasha doit maintenant rendre compte de la bonne application de ces mesures. Sa caméra se remplit peu à peu d’images d’enfants chantant l’hymne national, défilant avec le drapeau ou récitant des slogans patriotiques. Il doit également filmer les enseignants délivrant un discours révisionniste, aussi absurde que glaçant. « Dénazifier », « Démilitarisation », ces nouveaux mots de la propagande pro-guerre sont difficile à prononcer pour certains.
Dans un cours d’économie, on explique aux élèves, que la Russie fournit tout à l’Europe – gaz, pétrole, énergie – et que désormais, dans des pays comme la France, le plein d’essence dépasse les 150 euros. « Les Français se déplaceront bientôt à cheval, comme au temps des mousquetaires », se moque un professeur. Des images parfois absurdes ou comiques, mais qui dépeignent une triste réalité.
Pasha aime son métier, mais il se sent impuissant. Ce qu’il considérait comme un refuge de la parole libre devient, en quelques semaines, un théâtre d’endoctrinement. Il songe à démissionner.
Un jour, il répond à un appel à témoignages lancé sur internet recherchant des personnes russes dont le travail était affecté par la guerre. Il reçoit en réponse « le plus étrange message de (sa) vie » : un réalisateur américain installé au Danemark, David Borenstein, lui propose de participer à un documentaire, qu’il finiront par co-signé, sur la propagande militaire dans les écoles russes. Il reprend sa lettre de démission.
Continuer de résister
Pasha occupe une position singulière : il ne fait que son travail, mais sa caméra lui donne un accès privilégié à tout ce qui se trame. Cela ne l’empêche pas d’avertir les élèves avant de tourner : « Ce que va vous dire la maîtresse, elle y est obligée ». Son bureau, qu’il appelle « le foyer », reste une zone ouverte, hors du cadre officiel. « Un pilier de la démocratie dans un monde anti-démocratique », commente-t-il. On y trouve le drapeau démocratique de la Russie (blanc-bleu-rouge) ou encore une photo de Poutine à l’envers.
Les élèves viennent y débattre, jouer de la musique rock, grignoter, respirer un peu. Beaucoup confient leurs inquiétudes, surtout quand certains proches commencent à être mobilisés. Parmi eux, Masha, dont le regard se voile au fur et à mesure que la guerre emporte son frère.
Pasha rappelle qu’il existe mille manières de résister, même minuscules : diffuser l’hymne américain chanté par Lady Gaga, remplacer les « Z », symboles de l’armée russe, par des « X », symboles de soutien à l’Ukraine. Des gestes discrets, mais porteurs d’un sens immense. Il en a la conviction : même quand on est « Mr Nobody », chaque action compte.
La bascule
La guerre infiltre toute la scolarité des élèves. Naît alors le « Mouvement national pour les enfants et adolescents » : uniforme obligatoire, bérets et foulards rouges, entraînement aux défilés militaires, concours de lancer de grenades, construction d’avions de combat en Lego. Et Pasha continue de filmer, cette fois-ci en silence. Des mercenaires du groupe Wagner viennent même expliquer aux enfants le maniement des mines — des scènes presque irréelles.
Pasha aime son métier, mais il refuse d’être « un pion ». Il sait que les images qu’il capture sont précieuses, uniques, dangereuses aussi. Pourtant, son but n’est pas seulement de dénoncer. Il veut montrer l’ampleur du saccage : la guerre gâche des vies des deux côtés de la frontière, détruit des corps mais aussi des identités, des rêves, la capacité même à se projeter dans l’avenir.
À travers sa caméra, il documente aussi ces pertes invisibles, celles que les bilans officiels ne mentionnent pas : l’effacement des personnalités, la peur qui s’installe, la jeunesse qui se referme. Pasha a fui la Russie en juin 2024 pour l’Europe, aidé par l’équipe de David Borenstein, dans l’espoir de diffuser un jour ces images qui témoigne d’une réalité qu’on ne peut plus nommer. Dans un pays où l’on exige que les yeux se ferment, il a choisi de garder les siens grands ouverts, en dépit des risques encouru.
Ana Puisset–Ruccella
Mr. Nobody against Putin de Pavel Talankin et David Borenstein, film danois, 1h30
