Dans son premier documentaire, Pologne : les femmes, le Pape et le Parti, la réalisatrice franco-polonaise Ada Grudzinski retrace l’histoire de la Pologne, des années 1950 à nos jours, sous un angle novateur : celui de l’accès à l’avortement. Un film nécessaire pour comprendre comment le corps des femmes a été, et est encore aujourd’hui, l’enjeu d’une guerre politique et culturelle.
Des cris de colère ouvrent le film, un chant de rage le referme. La révolte ne s’affaiblit pas : parce qu’en 2024, en Pologne, avorter est un acte quasi-impossible.
Difficile d’imaginer que soixante ans plus tôt, ce pays, alors sous le joug communiste et très catholique, a été à l’avant-garde en Europe concernant ce droit. Ada Grudzinski a décidé d’enquêter sur cette étonnante évolution. Dans son premier documentaire Pologne : les femmes, le Pape et le Parti, elle retrace l’histoire de l’avortement et sa place dans les différents contextes politiques et culturels qui se succèdent depuis les années 1950 dans le pays. Très vite, la réalisatrice franco-polonaise dresse un constat qu’elle démontre tout le long du film : “Le pouvoir et la politique ont fait du corps des femmes un champ de bataille”.
Une vérité paradoxale
Ce qui rend ce documentaire passionnant, c’est le paradoxe qu’il souligne. C’est ancré dans l’imaginaire collectif : le communisme sous l’URSS a réprimé les individus, et l’avènement de la démocratie les a libérés. Pourtant, le film nous donne une vérité jusque-là inaudible : “concernant le vécu des femmes, c’est tout l’inverse”.
En 1956, le droit à l’avortement est légalisé en Pologne communiste. Cette dernière est pionnière en Europe, si bien que des femmes viennent d’autres pays, majoritairement de Suède, pour avoir recours à une interruption volontaire de grossesse (IVG). En 1989, pour faire tomber le pouvoir communiste, le syndicat Solidarność (Solidarité) a fait alliance avec l’Eglise. Lech Wałęsa, leader du mouvement et fervent catholique, est alors élu président. D’une certaine manière, il est redevable à l’Eglise, alors radicalement opposée à l’avortement. En 1993, la loi restreint fortement l’IVG : “Le communisme s’effondre, l’avortement avec”.
Grâce à la rigueur historique, le film montre comment l’accès à l’avortement a été une véritable monnaire d’échange entre les partis politiques et l’Eglise. La remise en question est inévitable pour les spectateur·ices. Ada Grudzinski raconte l’Histoire sous un angle nouveau, loin d’être anecdotique puisqu’il concerne la moitié de la population.
Un film engagé
L’engagement de la réalisatrice se décèle tout au long de son film : on perçoit la volonté de donner le nom et de montrer le visage de femmes qui ont joué un rôle crucial dans le pays, comme Barbara Labuda, mais qui très vite ont été invisibilisées. Les femmes mortes en conséquence de la loi de 2020, qui a rendu l’interruption volontaire de grossesse (IVG) encore plus stricte, sont également nommées. Ce n’est plus un détail ou une statistique : il s’agit d’Izabela, trentenaire, morte d’un choc septique après qu’on lui ait refusé un avortement en 2021.
Grâce à une collection de vidéos d’archives considérable, le film nous transporte avec facilité à travers différents épisodes de l’histoire polonaise : des spectaculaires rassemblements communistes aux débats parlementaires, en passant par les messes/rassemblements anti-IVG du Pape Jean-Paul II. Le contenu du documentaire est dense, mais reste accessible. Ada Grudzinski réussit à dérouler plus de soixante ans d’histoire avec brio. Pas besoin de connaître la Pologne, d’être un·e amateur·ice d’histoire ou un·e expert·e en droit des femmes. La voix off, celle de la réalisatrice, contextualise chaque évènement. Les témoignages précieux d’expertes et de femmes concernées par l’IVG la complètent. Le format documentaire reste traditionnel, mais l’utilisation à quelques reprises du “je” par Ada Grudzinski se doit d’être original, et même judicieux. Car expliquer d’où l’on parle — dans son cas, en tant que fille de dissident polonais — est gage d’honnêteté.
Ce qu’enseigne Pologne : les femmes, le Pape et le Parti ne se limite pas aux frontières polonaises. Dans un contexte où les droits des femmes sont sans cesse remis en cause dans le monde, c’est un documentaire plus que nécessaire. Il ne dresse pas seulement un constat accablant, il invite à continuer le combat.
Agathe Di Lenardo
3 questions à Ada Grudzinski
D’où vient l’idée de ce documentaire ?
Ce film est né de ma colère. Le 22 octobre 2020, la justice polonaise interdit l’avortement en cas de malformation du fœtus. J’étais alors confinée en France. Je me suis demandée ce que je pouvais faire face à cette cruauté inégalée en Europe. Je suis entre autres documentariste, donc j’ai décidé de faire un film. Je suis partie à la recherche de ce que l’Histoire peut nous apporter.
Mes parents m’ont toujours transmis l’histoire de la Pologne de façon très intense. Mais on ne m’avait jamais parlé de tout cela, sûrement par manque de conscience féministe. Lorsque j’ai découvert le paradoxe que je démontre dans le film, j’ai ressenti un sentiment de trahison. Il m’a fallu déconstruire le récit paternel, le récit de l’histoire de ma famille et celui de l’histoire polonaise.
Le sujet étant assez sensible, avez-vous rencontré des difficultés lors de la réalisation ?
Pour avoir accès à certaines archives auprès des institutions publiques polonaises, il a fallu un peu mentir. On parlait seulement de film sur les droits des femmes, mais surtout pas d’avortement ! Avoir des témoignages de jeunes polonaises qui ont avorté était également difficile, car c’est vraiment un sujet délicat.
Que souhaitez-vous transmettre à travers ce film ?
Il a un objectif pédagogique. Il est dédié à mes cousines polonaises, aux jeunes filles, mais bien sûr, mon but est qu’il soit visionné par le plus de personnes possible ! Grâce à la rigueur historique, il peut éventuellement pousser à l’action. Aujourd’hui, je pense que la population en Pologne est prête à bouger, même si elle reste très polarisée.
Propos recueillis par Agathe Di Lenardo