96,5% des orthophonistes, en France, sont des femmes. Leur situation est un miroir grossissant des inégalités professionnelles entre les femmes et les hommes.
Leur formation Bac+5 ne leur offre qu’une rémunération à hauteur Bac+3, pourtant, leurs cabinets dressent des listes d’attentes longues de plus d’un an et les structures médico-sociales et hospitalières ne parviennent pas à recruter suffisamment. Les freins à ces carrières de femmes sont nombreux : syndrome de l’imposteur, idéal du sacrifice, du métier-passion dans le domaine du soin, culpabilisation. Les revendications de ces expertes résonnent dans le vide.
Si l’image de l’orthophoniste se réduit bien souvent dans l’imaginaire collectif à la femme qui rééduque des enfants avec un cheveu sur la langue, la réalité est bien plus complexe. L’orthophonie travaille à prévenir, évaluer et traiter tous les troubles de communication en lien avec la voix, la parole et le langage. Pauline Feuga exerce en cabinet, à Bordeaux. Elle balaye le champ des compétences de sa profession : « On voit des grands brûlés qui doivent rééduquer la langue et le larynx, des personnes victimes d’AVC, de traumas crâniens, d’accidents de la route, des paralysies faciales, mais aussi des maladies dégénératives comme Alzheimer, Parkinson, ou encore des bébés prématurés, des cancers, des troubles neurologiques. En fait, on est là de la naissance à la mort. »
Des demandes jusque dans les boîtes aux lettres
La profession est récente et ne cesse d’évoluer. « L’omniprésence des écrans aggrave les troubles, notamment chez les enfants », illustre Amy Jouberton. « On traite aussi les séquelles des covid longs », raconte Pauline Feuga. Mais les praticiennes sont trop peu nombreuses. On compte environ 33 orthophonistes pour 100 000 habitant·es. Amy Jouberton exerce à Saint-Médard-en-Jalles, dans le Sud-Ouest. Pour cette commune de 30 000 habitant-es, il y a un an et demi d’attente en cabinet. Ce chiffre n’est pas une exception. Les listes d’attente des orthophonistes en libéral sont saturées. « Je ne réponds plus au téléphone », soufflent la majorité des professionnelles interrogées. Les boîtes mail débordent, les messageries Facebook personnelles aussi, parfois jusque dans les boîtes aux lettres « où je découvre régulièrement des lettres de demandes, que dis-je, de prières », raconte une internaute sur un groupe Facebook. Le malaise des orthophonistes est palpable dans ces groupes Facebook de professionnelles qui pullulent de « conseils anti-burn out » et de centaines de témoignages de mal-être au travail, lié à la surcharge. Les professionnelles réclament une augmentation du numerus clausus, quand l’effectif augmente de 4% par an.
« Tu n’as qu’à te trouver un mari riche »
« Souvent, les orthophonistes aiment beaucoup leur travail, le salaire, c’est le gros ‘mais’ » souffle Florence*, qui travaille dans un grand hôpital parisien. Les orthophonistes sont payées au niveau bac + 3 depuis 2020 (avant cela, payées à bac +2). Pourtant, depuis 2013, leur formation sélective dure cinq ans, au niveau Master. La rémunération des salariées dépasse le SMIC, « de 60 euros en moyenne », assure Amy Jouberton, qui est aussi secrétaire du bureau girondin de la Fédération des orthophonistes. En octobre 2021, à la suite du Ségur de la santé, les orthophonistes qui travaillent à l’hôpital obtiennent enfin une hausse de salaires, de l’ordre de 200 euros en début de carrière, un peu moins par la suite. Une mesure saluée par la Fédération Nationale, mais qu’elle juge toujours insuffisante. La grille du médico-social, elle, n’a pas changé depuis des années, tout comme la base du calcul des honoraires pour les cabinets d’orthophonie, en libéral, gelée depuis dix ans. Les praticiennes libérales touchent un salaire mensuel de 2 300 euros brut, en moyenne, mais lors des vacances scolaires « je suis en chômage subi », explique Pauline Feuga. Elle exerce en cabinet à Bordeaux et « au mois d’août dernier, par exemple, j’étais à moins de mille euros nets.” Impossible de prendre des patients ponctuels puisqu’un suivi dure plusieurs mois.
« Tu n’as qu’à te trouver un mari riche ». Voilà ce que Camille* a entendu lorsqu’elle a annoncé à sa supérieure qu’elle quittait le salariat pour partir en cabinet libéral, pour des raisons financières. Elle y adorait son travail mais le revenu de 1 800 euros mensuels, « inférieur à celui de mes collègues kinés, qui eux aussi ont fait cinq ans d’études », ne lui suffisait plus. « Quand je travaillais en centre, toutes mes collègues reposaient sur le salaire de leur mari », atteste Florence. Plus de 85% des orthophonistes travaillent aujourd’hui en libéral, et elles sont de moins en moins dans les hôpitaux publics.
Le syndrome de la Mère Theresa
Paradoxalement, les professionnelles parlent d’une culpabilisation, qui se joue au sein même de la profession, pour celles qui aspirent à gagner plus. « La neuro et la surdité rapportent le plus, parce que les séances sont plus longues, explique Florence. Mais la spécialisation dans ces domaines est un peu mal vue par les autres orthophonistes, parce qu’il y a cette idée là que ce serait pour la thune. » Elle ajoute : « Ce qui est dingue, c’est que se spécialiser est accepté pour les médecins, mais pas pour les orthophonistes. »
Pour celles qui voudraient augmenter leur salaire en libéral, « impossible de faire des dépassements d’honoraires, affirme Amy Jouberton. Puis elle hésite, « à vrai dire je ne sais pas si c’est illégal ou juste complètement immoral dans la profession, en tout cas on ne fait pas ça, ça ne se fait pas … Il y a de l’auto censure économique, en fait. »
Un sentiment d’illégitimité
« Il y a quelque chose de féminin, un syndrome de l’imposteur ». Amy Jouberton réalise en parlant de ses spécialisations qu’elles sont basées sur le sentiment, en dépit de toutes ces années d’études et d’expérience, de n’être jamais assez compétente. « C’est comme un héritage culturel de génération d’orthophoniste en génération d’orthophoniste, de maître de stage en stagiaire, de prof en élève », abonde celle qui se souvient de ces modules à l’Université, où l’on disait systématiquement aux étudiantes qu’elles complèteraient le sujet du cours par une formation, une fois dans le monde du travail. Il est banal de suivre une multitude de formations dès les premières années d’entrée sur le marché du travail, et à chaque nouveau poste. Il est commun, aussi, de suivre une formation spécifique coûteuse pour recevoir un patient en particulier. Amy Jouberton témoigne : « On a parfois des personnes en extrême détresse, et tu te dis que si tu ne le reçois pas, personne ne le fera dans la région, alors tu te formes pour lui. » Ces formations sont, en majorité, aux frais des orthophonistes.
Les rares hommes sont carriéristes
96,5% des orthophonistes françaises sont des femmes, et qu’en est-il des quelques hommes qui ont choisi la profession ? En les interrogeant, les aspects d’oppression liés à la condition féminine ressortent. Thomas, orthophoniste à Vichy, s’est spécialisé dans la neurologie adulte et l’oncologie. Il est le premier des interviewé·es à affirmer ne jamais avoir suivi de formation après son diplôme, il y a cinq ans notamment parce que les structures dans lesquelles il a travaillé ne voulaient pas les financer.
Il ne semble pas souffrir de questions de légitimité et assure, au contraire, que sa rareté dans le métier est un atout : « À l’université j’avais une place de roi, j’étais très mis en valeur, trop. Ma parole valait celle de dix de mes collègues étudiantes. » Théo, étudiant en troisième année à Paris, acquiesce : « J’ai accès à de bon stages, très prisés, et je pense que c’est parce que je suis un garçon. On retient plus facilement mon dossier, à expériences et compétences égales.» Même logique au moment d’arriver dans le monde du travail pour Thomas : « Très rapidement, j’ai négocié mon salaire. Il était supérieur à celui de mes deux collègues qui étaient là depuis dix ans. »
Les orthophonistes affirment aussi que les hommes ont plus tendance à viser des postes de direction, et à s’engager dans la recherche. C’est le cas de Théo, qui, avait l’idée de faire de la recherche en neurologie avant même de débuter ses études. Il fait le même constat que ses consoeurs concernant les salaires à l’hôpital, comme en libéral. Il est catégorique : « Si je suis amené à faire de la clinique, je me déconventionnerai, et je réfléchis aussi à exercer à l’étranger, avec un double Master. » Ironie du sort, les représentants des orthophonistes, dans la Fédération Nationale, ont longtemps été en majorité masculins, difficilement représentatifs de leur profession.
« On n’a pas d’impact »
Pour sauver les postes en structures, et soulager les professionnelles en libéral, les revendications sont les mêmes depuis des années : revalorisation salariale, augmentation des tarifs des actes en libéral, augmentation du numerus clausus pour pallier la pénurie. Mais la Fédération nationale des orthophonistes peine à se faire entendre. « Quand on fait grève, ça n’a aucun impact »,confie Amy Jouberton. Difficile d’imaginer une grève qui aurait du poids lorsqu’on sait que les services hospitaliers ne comptent que deux ou trois orthophonistes, à temps partiel pour la plupart. « La Terre ne s’arrête pas de tourner si toutes les orthos s’arrêtent une journée, résume Pauline Feuga dans un haussement d’épaules. Il faudrait s’arrêter un mois pour que ça impacte les patients. » C’est ce qu’ont entrepris cinq des six orthophonistes de l’Institut Michel Fandre à Reims, en octobre 2021. Leur grève a duré plus d’un mois.
Plus de mixité, une sélection qui change
Les perspectives de la profession passent aussi par la mixité du métier, de la formation. La réforme Parcoursup a fait doubler le nombre d’hommes en formation, passé de 1,6% en 2014 à 3,1% en 2020, 3% en 2022, selon la fédération des étudiant·es d’orthophonie (FNEO).
La sélection se fait désormais sur dossier. Finie « cette légende du concours centré sur l’orthographe et la grammaire, ce qui représente quelque chose de féminin dans la tête des gens, se réjouit Amy Jouberton. On cherche à savoir si tu peux apprendre à exercer une profession, à te mettre dans une posture de soin. »
« Je sens un nouveau souffle, je suis assez optimiste », conclut Amy Jouberton. La prochaine évolution pourrait concerner les orthophonistes dans les structures médico-sociales, la convention qui régit leur salaire doit être renégociée.
*Certaines orthophonistes interrogées ont préféré ne donner que leur prénom.